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incertain. Telle pourrait être aujourd’hui, sous la plume d’un Espagnol, une thèse nationale sur la civilisation américaine. Nul ne prévoyait alors les conséquences pratiques de cette prédication impérialiste obstinée qui, depuis près d’un siècle, trouvait chez nos voisins de l’Est mainte oreille complaisante et charmée.

Au surplus, les travaux personnels de Renan sur les langues sémitiques le conduisirent à traiter tout d’abord l’un des plus vastes, mais aussi l’un des plus spéculatifs problèmes de l’ethnologie comparée, c’est-à-dire à mettre en balance les aptitudes et les mérites comparés des Sémites et des Aryens dans le passé.

Lors de ses débuts, il avait paru tenté d’établir entre ces deux familles illustres une parfaite égalité initiale. Son livre sur l’Origine du langage présente les peuplades aryennes et sémitiques de l’Asie comme des véritables sœurs, et constate à ce propos avec complaisance « que le fait des naissances jumelles semble se retrouver quand il s’agit de races[1]. » Issues d’un commun berceau géographique, le Pamir, celles-là étaient destinées à conquérir ensemble le monde. L’Avenir de la science accorderait même volontiers aux Sémites quelque chose de la prééminence que l’auteur rêve aussi, pour les philologues sémitisans. Il reconnaît aux Aryens une capacité d’origine pour la spéculation philosophique ; mais, en revanche, les Sémites sont, par privilège, des créateurs de religions[2]. A eux, les élans hardis et spontanés d’âmes neuves qui souvent atteignent plus haut que l’imagination aventureuse de l’Inde et de la Grèce. Ils forment sans conteste le peuple de Dieu.

Cependant, lorsqu’il se prit à préparer, après 1850, son Histoire générale des langues sémitiques, Renan se trouvait assez embarrassé déjà pour concilier ses premières admirations bibliques avec les préjugés aryens que lui inspiraient chaque jour davantage ses maîtres d’outre-Rhin : les Ewald, les Lassen, les Movers. Son grand ouvrage philologique marque donc un recul très net de l’idée sémitique dans son esprit, ainsi qu’un développement non moins évident des préférences aryennes. La race de Sem, écrit-il alors, est à la famille indo-européenne ce que la grisaille est à la peinture : elle ressemble à ces êtres de nature inféconde qui, après une gracieuse enfance, ne parviennent qu’à une médiocre virilité. Et, bien que la conclusion

  1. Origine du langage, p. 209.
  2. Avenir de la science, p. 285.