Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 35.djvu/855

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en 1850 à pleurer sur ses gloires passées. Pourquoi, continue Renan, s’indigner, avec le bénédictin du Mont-Cassin, contre des superstitions utiles[1], telles que l’esprit chevaleresque, puisque de pareils préjugés ont affermi la base sur laquelle put se dresser ensuite l’édifice grandiose de la société européenne. Une honte « avantageuse, » des superstitions « utiles, » bizarres formules où l’expression semble contredire la pensée : elles trahissent une évolution secrète, l’anxiété d’une conviction qui se cherche, et l’hésitation d’un esprit orienté déjà sans le savoir vers une étoile nouvelle. »

Les Études d’histoire religieuse nous transportent dans une atmosphère plus haute, et la philosophie de l’histoire y tient peu de place. Ecoutons néanmoins, dans l’article sur Channing[2], ce dialogue entre les deux tendances qui se combattent encore au cœur d’un nouvel Hercule, hésitant entre le vice féodal et la vertu démocratique : « Des deux façons de concevoir le progrès humain, — soit comme résultat de l’élévation graduelle de l’ensemble de l’humanité et par conséquent des classes inférieures, vers un état meilleur, — soit comme réalisé par une aristocratie, et supposant au-dessous d’elle un vaste abaissement, — Channing s’attacha très décidément à la première. Malheur à qui ne ferait pas comme lui, et déserterait, pour des prédilections surannées, la cause désormais indiscutable de la démocratie moderne. » Voilà qui semble décisif, et strictement conforme aux principes développés dans l’Avenir de la science. Poursuivons cependant : « Mais ce parti pris ne doit pas nous fermer les yeux sur les dangers de la voie où marchent les nations démocratiques, ni nous rendre injuste pour la manière toute différente dont le passé a entendu la civilisation. » Cette manière, c’est, dit Renan, le sacrifice de quelques-uns en vue des besoins de l’œuvre commune. Et ceci reste démocratique jusqu’à un certain point ; mais voici que ces quelques-uns deviennent presque tous. « Si l’on admettait, comme le fit l’antiquité, que la société se compose essentiellement de quelques milliers d’individus vivant de la vie complète, les autres n’existant que pour la procurer à ce petit nombre, le problème serait infiniment simplifié, et susceptible d’une bien plus haute solution… L’élévation d’une civilisation est d’ordinaire en raison inverse du nombre de ceux qui y

  1. Essais de morale et de critique, p. 224 et 225.
  2. Études d’histoire religieuse, p. 395 et 396.