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L’usage de la lance pourrait être inconnu de Tristan, ou la mer jouer dans le poème le rôle d’un « acteur passionné, » que cela ne prouverait pas grand’chose, et même ne prouverait rien du tout. -Oserai-je en dire autant de quelques autres traits que M. Bédier a cru devoir pourtant retenir comme celtiques, et par exemple celui-ci, que « Tristan possède, comme Sigfrid, le don d’imiter, à s’y méprendre, le chant de tous les oiseaux ? » À moins que Sigfrid ne soit un Picte ou un Gallois ! Chassés de la Cour du roi Marc, Tristan et Iseut vont chercher un asile dans la forêt du Morois, et ils y vivent des mois, des années peut-être, — laissons ici flotter le temps ! — sous le feuillage, dans une solitude qui n’est remplie que de leur amour. Je ne vois rien là de très particulièrement « celtique ! » Faut-il être Celte pour aimer la campagne ? Et je ne suis pas non plus très sensible à cet argument qu’il y a dans le roman deux ou trois épisodes qu’on ne « saurait se représenter dans une habitation féodale, du XIe ou du XIIe siècle, » d’où l’on conclut qu’étant du VIIIe, ils doivent donc être bretons. Car, si nos trouvères ont assurément le goût de l’exactitude et se piquent, ou du moins je veux le croire, d’une entière fidélité dans leurs descriptions, ils ne conçoivent pourtant pas encore une idée très précise de ce que nous avons appelé depuis eux la « couleur locale, » et ils ne se font aucun scrupule de « situer » par exemple, dans un décor du VIIIe siècle, des scènes dont le détail appartient au XIIe ou au XIIIe siècle. Ils copient ce qu’ils voient, ou ce qu’ils croient voir, et ils y encadrent ce qu’ils empruntent, sans faire toujours les raccords, qui nous sembleraient aujourd’hui nécessaires. C’est même de là que résulte ordinairement pour nous la facilité que nous trouvons à distinguer des « époques » dans leur texte, et des « âges » dans le développement des sujets qu’ils ont traités. Mais, en ce qui regarde Tristan, c’est ici aussi que la question se pose de savoir ce que décidément on est convenu d’y nommer « celtique ; » et, par hasard, si ce serait, assez grossièrement, tout ce qu’on y croit trouver d’antérieur à l’époque du plein épanouissement de l’épopée chevaleresque et courtoise.

Et il le semble bien ! « Si nous considérons, dit à ce propos G. Paris, non plus le cadre extérieur des récits, mais le milieu humain où ils se meuvent, nous sommes entraînés bien plus loin encore de la civilisation romane, chrétienne et chevaleresque