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du XIIe siècle. A travers les altérations et les atténuations de tout genre des poètes français, nous découvrons un monde d’une étrange barbarie. Les hommes qui ont conçu cette étrange histoire d’amour menaient une vie sauvage, au sein de forêts à peine éclaircies çà et là. Les palais mêmes des rois étaient des espèces de huttes… » Sommes-nous vraiment « au fond de forêts profondes, à peine éclaircies çà et là ? » Non, dit M. Bédier, « nous sommes dans un château féodal, enclos d’un verger de plaisance, et qui domine un port fréquenté, une cité populeuse[1]… » Mais ce n’est plus présentement le point, et, de cette citation, tout ce que nous voulons retenir, c’est que, ce qu’il y a de plus « celtique » dans Tristan étant ce qu’on y croit retrouver de plus « archaïque, » c’est donc ce qu’on y trouve aussi de plus « barbare. » M. Bédier, sur ce sujet, dit avec raison : « La trinité du mari, de la femme et de l’amant, les tours qu’ils se jouent au péril de leur vie, l’amant possédant la femme par le seul ascendant de la beauté physique, de la force et de la ruse, — voilà ce que nous montrent les seules scènes de Tristan qui paraissent authentiquement celtiques. »

Cette conclusion, si c’en était une, serait à la fois intéressante, et troublante : intéressante, parce qu’elle est neuve, mais troublante, parce qu’elle irait directement à l’encontre de l’idée que l’on se fait de Tristan, qu’on s’en fera toujours après Wagner, et à l’encontre surtout de l’idée générale que l’on se fait en histoire littéraire du « génie celtique. » Ni la chronologie, ni l’ethnographie ne pourront rien ici. S’il n’y a de « celtique » dans Tristan que des épisodes comme la « scène des faulx, » ou la « rencontre des porchers, » il nous importe peu quelles nous reportent au XIIe ou au VIIIe siècle, et nullement qu’elles soient celtiques. Bretons de la grande ou de la petite Bretagne, Pictes ou Cornouaillais, nous dirons qu’ils étaient plus « barbares » au VIIIe qu’un Français de l’Ile-de-France ne l’était au XIIe siècle, — et ce sera tout ! Mais nous prenons la « matière de Bretagne » au moment qu’elle sort de ses frontières natales, et ce que nous appelons « le génie celtique, » ce sont si peu des caractères d’archaïsme, qu’au contraire c’est ce que nous croyons y voir de plus moderne. Nous

  1. Voici, d’après le Roman de Tristan, la description de Tintagel : « Des prairies l’environnaient, des vergers, des eaux vives, des pêcheries et des terres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le château se dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut et engins de guerre, etc. »