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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/99

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mais rend plus modestement les services d’un chemin nécessaire ou commode pour se transporter d’une région à une autre. » M. Bédier a horreur de la déclamation ; et ces quelques lignes sont un modèle de ce genre de critique incisive et réaliste qu’on l’a vu jadis appliquer au Voyage en Amérique de Chateaubriand[1].

D’autres détails ne résistent pas davantage, je ne dis pas à l’examen systématique, mais à la lecture attentive du texte. « Les héros de Tristan, nous dit-on, combattent à pied. Le cheval, ce personnage indispensable de tout roman, ne figure ici que comme monture de chanteurs errans et de dames. Tristan n’a pas de cheval aimé, comme Roland, Renaud de Montauban, ou Guillaume d’Orange. » Et, en effet, la remarque est juste, Tristan n’a pas de « cheval aimé. » C’est qu’il n’en saurait que faire, ne nous apparaissant « occupé qu’accidentellement, comme nous le dit M. Bédier, à des offices guerriers. » Il n’a point de cheval aimé, parce qu’il est le héros d’un « roman d’aventures » et non pas d’une « chanson de geste. » Et, cependant : « A réunir toutes les formes connues de sa légende, écrit M. Bédier, on rencontre une dizaine de combats, » et on peut dire que c’est à peine s’il s’en trouve un ou deux où Tristan « ne soit pas à cheval. » De telle sorte que c’est précisément le contraire de l’assertion de G. Paris qui est vrai, et il faut dire ici : « Dans la légende de Tristan, — car lui et nous, pour le moment, nous ne parlons toujours que d’elle, — les héros combattent à cheval. » Ils combattent aussi avec la lance, quoique le même Paris ait écrit : « Ni Tristan, ni ses rivaux ne connaissent la lance, l’arme chevaleresque entre toutes. » Je voudrais, pour voir, qu’un « littérateur » qui ne serait pas un érudit, eût commis les mêmes inadvertances, et je voudrais savoir comment la Revue critique, en son temps, l’eût traité.

Ce n’est pas au surplus qu’on doive attacher une grande importance à ces détails de mœurs, j’entends au point de vue que nous considérons, celui de l’origine celtique de Tristan.

  1. Je ne vois guère que ce passage des Enfances Tristan qui autorise le langage de G. Paris : « Tandis que les Norvégiens cinglaient vers des terres inconnues, Tristan se déballait, ainsi qu’un jeune loup pris au piège. Mais c’est vérité prouvée, et tous les mariniers le savent : la mer porte à regret les nefs félonnes, et n’aide pas aux rapts ni aux traîtrises. Elle se souleva furieuse, enveloppa la nef de ténèbres, et la chassa huit jours et huit nuits à l’aventure. » La traduction est celle de M. Bédier, dans son Roman de Tristan et Iseut, p. 25.