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il eût pu à plusieurs reprises protéger la malheureuse, la sauver. Il s’est borné à la regarder agir, se perdre et mourir, avec une curiosité de dilettante, comme on pourrait admirer du rivage les prouesses d’un hardi nageur en train de se noyer.

Fort heureusement nous connaissions dans la réalité beaucoup d’Américains avant de rencontrer ce glacial Selden, et Gus Trenor, la brute à peine responsable qui prétend rentrer dans son argent par tous les moyens possibles, avoir au moins, comme il dit, le droit de s’asseoir à table, ayant payé le dîner, et Dorset, ce détraqué qui, trop lâche pour désavouer sa femme lorsqu’elle commet une infamie, ne demande cependant qu’à rompre la chaîne honteuse qui l’attache à elle, c’est-à-dire des preuves certaines pour le divorce que suivrait aussitôt un second mariage avec la femme qu’il a laissé préalablement insulter sous ses yeux ; et Jack Stepney, le viveur, qui, pour de l’argent, présente dans le monde les gens qui n’en sont pas, et le jeune poète Ned Silverton souffrant que ses sœurs donnent leur dernier sou, jusqu’à être réduites à travailler en cachette, pour qu’il puisse continuer de perdreau bridge chez les Trenor, commenter Verlaine en tête à tête avec Mme Dorset et se livrer à toutes les élégances qui le conduisent finalement au rôle d’entremetteur dans des intrigues malpropres. L’Américain chevaleresque à l’égard de toutes les femmes, fraternellement dévoué dans des circonstances où d’autres ne seraient que galans, travailleur infatigable avant tout, existe pourtant ; il forme même une majorité. Si riche qu’il puisse être, il ne fait point sa demeure de la Maison de fête. Pendant de longs séjours aux États-Unis, nous n’avons pas eu l’occasion de connaître les hôtes de cette maison-là, hommes ou femmes ; il est vrai que nous en avons aperçu un certain nombre à Paris, mais ils nous avaient procuré l’impression d’exilés volontaires qui, incapables de mener une vie sérieuse dans leur propre pays, venaient gâter nos mœurs par de fâcheux exemples.

Et ici, ne faudrait-il pas insister sur la dette de reconnaissance que les parens français de filles un peu trop américanisées ont contractée envers Mme Wharton ? Bien loin de défendre à ces demoiselles l’histoire scandaleuse de Lily Bart, ils devront la mettre sous leurs yeux comme un épouvantail ; elles verront ce qu’elles auraient à perdre en imitant l’éblouissante Américaine et ses pareilles. Onze ans de luxe emprunté, de faux