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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/563

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assurément, le spectacle le plus complet d’une société active, intelligente, luxueuse, que jamais peintre d’histoire, sous prétexte de pieuses légendes, ait fixé pour le plaisir et la curiosité de la postérité. Néanmoins, il faut bien reconnaître que cette cohue de personnages réels, reléguant au second plan les acteurs du drame idéal, ne s’y trouvait point en sa vraie place, et qu’une telle promiscuité d’édification et de mondanité n’était faite, ni pour jeter dans l’âme une émotion de piété sincère, ni pour donner aux yeux une impression d’art harmonique.

Comment donc s’étonner que Savonarole, rappelé en 1489 à Florence par Laurent lui-même, déjà souffrant et blasé, ait voulu mettre fin à ces profanations ? Le moine en souffrait d’autant plus cruellement qu’il aimait et comprenait supérieurement les arts, qu’il en connaissait et appréciait toute la valeur, éducatrice ou corruptrice. Dans ses sermons en chaire, de 1489 à 1492, avant la mort de Laurent, le passage de Charles VIII, l’expulsion des Médicis, il n’aborda, semble-t-il, cette question vitale pour les Florentins qu’à la dérobée, en passant. Mais, dès lors, c’était certainement un sujet fréquent dans ses entretiens familiers au cloître de Saint-Marc, sous le rosier embaumé de Damas. Lorsque la République du Christ fut proclamée, lorsque le Frère prêcheur, dont les prophéties s’étaient accomplies, s’en dut sentir le fondateur responsable, et qu’il réclamait, comme principe de sa politique idéale, une réforme générale des mœurs, il lui fallut bien, sur ce sujet brûlant, exposer en public toute sa pensée. Il le fit avec sa franchise accoutumée, autant de modération que d’adresse, une intelligence élevée et compétente. Dans le carême de 1496, c’est à Jésus-Christ lui-même qu’il donne la parole pour parler aux artistes : « Vous sacrifiez encore à Moloch, c’est-à-dire au diable !… Quelles sont les images qui règnent à Florence ? Dès que les femmes ont marié leurs filles, elles s’empressent de les exhiber avec ostentation, après les avoir arrangées comme des nymphes… Voilà les idoles que vous mettez dans mon temple. Ces images que vous faites peindre dans les églises sont les images de vos dieux, et les jeunes gens disent ensuite en voyant telle ou telle femme : « Voici Madeleine, voici saint Jean… » Si vous saviez ce qui s’ensuit, ce que je sais, moi, vous ne peindriez plus de la sorte… » Bientôt, il revient, il insiste sur le même sujet, en termes moins généraux, comme un homme qui s’est occupé pratiquement de la matière : « Les figures représentées dans les