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plus qu’il ne le fallait, de mettre leur existence quotidienne d’accord avec leurs principes ; et qui n’aspiraient finalement qu’à faire partie de ce « monde » même qui servait de matière à leurs exercices de déclamation.

Je pense donc que M. Roustan n’aurait pas consacré tout un chapitre, si bref qu’il soit, aux rapports des « philosophes avec les salons, » s’il n’avait eu quelque intention de nous contredire sur un point d’histoire littéraire ; et, de fait, la plus grande partie de son chapitre sur les « salons » n’a pour objet que de nous reprocher vivement la sévérité que nous aurions toujours montrée pour les « salons du XVIIIe siècle, » tandis qu’au contraire nous aurions toujours fait preuve pour les « salons du XVIIe siècle » d’une indulgence inépuisable. L’un de mes griefs contre les salons du XVIIIe siècle, ai-je dit quelque part, c’est, « qu’ils auraient accrédité l’usage de traiter spirituellement les questions sérieuses, — c’est-à-dire à contresens, car comment traiterait-on spirituellement la question de la misère ou celle de l’avenir de la science ? — et sérieusement les bagatelles. » « M. Brunetière a raison, » dit à ce propos M. Roustan ; mais « préfère-t-il donc le salon fameux où trônait Julie, fille déjà plus que mûre, et qui se vouait à Sainte-Catherine jusqu’à quarante ans, pour goûter le doux plaisir d’entendre des rimeurs, bien portans, mourir par métaphore, et célébrer ses appas à mille autres pareils, tout en se plaignant de ses rigueurs à nulle autre secondes ? Assurément non ! La question de la misère et celle de l’avenir de la science ne doivent pas être traitées spirituellement, nous sommes d’accord, mais il est plus grave, à mon avis, de ne pas les traiter du tout, de les supprimer, que dis-je ? de ne savoir pas même qu’elles existent, et de ne pas se douter qu’à côté de ce sol, où la rose, l’héliotrope, le lis, le narcisse, disent des choses si fades et si galantes, il y a des campagnes désolées, où le paysan, affamé, se vautre à plat ventre pour brouter l’herbe dont les animaux n’ont pas voulu ; de s’imaginer qu’après les sonnets, les dizains, les madrigaux, la casuistique galante et la carte de Tendre, il n’y a rien plus pour l’humanité ; qu’elle est condamnée à vivre artificiellement dans une atmosphère de serre chaude ; que nous avons tous été créés et mis au monde pour servir de vases potiches dans un salon, et non pour aller, au grand jour, au grand soleil, sur la grande route, où, guidés par la science, les peuples marchent vers un avenir, meilleur