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II

Il s’est fait lui-même. Avec le minimum de grades universitaires, il est devenu le plus grand lettré de sa génération.

Perdu sans appui dans Paris, il s’acquittait avec conscience et perplexité des médiocres besognes de l’apprenti professeur et de l’apprenti écrivain, dont aucune parenté secourable, aucune relation utile ne facilite l’essor.

C’est l’honneur de la Revue des Deux Mondes de l’avoir recueilli aux heures angoissantes de ses débuts, de lui avoir fourni l’organe dont il avait besoin pour faire entendre au loin sa voix puissante ; c’est l’honneur aussi de la Revue, l’ayant pris jeune et inconnu, de l’avoir conservé célèbre et gardé jusqu’à sa mort.

Nos lecteurs ont apprécié l’étendue infinie de son savoir, la fière indépendance de ses jugemens, l’incomparable force de sa dialectique. Il était armé non seulement du talent littéraire le plus vigoureux et en même temps le plus souple, mais de toutes les connaissances de son temps. Il élargit la sphère de la critique ; il fit rentrer dans son domaine toutes les questions qui préoccupent l’homme et la société.

Il eut une vie pleine, une vie intense, une superbe vie d’homme de lettres, uniquement d’homme de lettres. Il dédaigna toutes les autres ambitions. Avec son prestigieux don de parole, sa voix sonore qui remuait les immenses auditoires, sa nature à la fois passionnée et réfléchie, il eût pu aspirer à entrer dans les assemblées politiques où certainement il eût tenu une grande place. Il s’y refusa toujours.

Il voulut rester un travailleur de la pensée pure. Il se vouait aux causes qu’il sentait justes et utiles ; il s’y consacrait jusqu’à l’épuisement.

Il eut beaucoup de triomphes, littéraires et oratoires. L’Académie française l’admit encore jeune dans son sein en 1893 ; sa renommée déborda la France et le vieux continent ; il porta, avec un incomparable éclat, aux États-Unis la parole française.

Il éprouva aussi des amertumes. L’oubli de son nom lors de la reconstitution récente de l’Ecole normale supérieure, l’échec de sa candidature à la chaire de littérature française au Collège de France, pour laquelle tout le désignait, lui firent sentir, dans toute leur cruauté, l’aveuglement et l’injustice des partis.