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propos, quand étant loin on n’a que des mots pour exprimer sa sympathie. »

Que sera-ce du retentissement beaucoup plus lointain de nos actes ! On sait que le plus parfait, peut-être, des romans de George Eliot, le merveilleux Adam Bede, est tout entier consacré à cette méditation effrayante ; et, pour ma part, je vois peu de pages aussi poignantes, aussi bienfaisantes que celles où le jeune charpentier, avec sa franchise d’ouvrier, oblige Arthur Donnithorne à regarder en face le mal irréparable qu’il a commis.

Ils étaient assis l’un en face de l’autre… et Arthur lui dit : « Adam, je quitte le pays, je vais m’engager… »

Le pauvre garçon trouvait qu’Adam aurait de s’émouvoir à cette nouvelle, avoir vers lui un mouvement de sympathie. Mais les lèvres d’Adam ne se desserraient pas, rien ne bougeait dans son visage.

— Je voulais te dire, continua-t-il, qu’une des raisons de mon départ est que je voudrais que personne ici ne pâtît à cause de moi… je suis prêt à tout, il n’est pas de sacrifice que je ne veuille faire pour empêcher les autres de souffrir de ma… de ce qui est arrivé.

Ces paroles eurent précisément un effet tout contraire à celui qu’elles cherchaient. Adam crut y voir cette idée d’une compensation pour le tort ineffaçable, cette commode tentation de se tranquilliser intérieurement en se disant que le mal aura les mêmes fruits que le bien… Rien ne l’indignait davantage…

— Il n’est plus temps, monsieur. Un homme doit s’imposer des sacrifices pour se garder de faire le mal ; mais une fois que le mal est fait, aucun sacrifice ne peut le défaire… De quelque façon que l’on arrange les choses maintenant, elles seront dures. Il y a une sorte de mal heur qu’on ne peut pas réparer.

Et voici que ces exemples, choisis pour montrer que la vraie sympathie nous impose une constante surveillance sur nous-mêmes, font voir une fois de plus comment dans cette doctrine le bon sens ordonne et contrôle tout. La première manière, — et non pas la plus facile, — d’aimer le prochain est d’essayer de ne lui causer aucun mal. Viendront ensuite les preuves directes d’affection, les attentions aimables, les délicatesses prévenantes. Petites choses, sans doute, — nous pouvons si peu ! — mais que nous devons chercher d’autant plus assidûment, accomplir avec d’autant plus de joie : « Ah ! comme nous pouvons nous faire du bien les uns aux autres par quelques paroles d’amitié, — et on en a si souvent l’occasion ! — tandis qu’il est beaucoup plus rare de pouvoir faire à ses amis un bien plus réel. »