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servir du latin dans les actes officiels, et c’était la justice même. Mais, dans les relations privées, ils étaient libres de parler comme ils voulaient. Nous ne voyons pas qu’elle ait proscrit les idiomes populaires, et plusieurs d’entre eux lui ont même survécu. Elle n’eut pas un moment l’idée de forcer les Grecs à parler latin ; Mommsen fait même remarquer qu’elle fut si éloignée de traiter leur langue en ennemie et d’essayer d’en restreindre l’usage que c’est sous sa domination et avec son aide qu’elle se répandit dans des pays où elle n’était pas connue, par exemple dans le Pont et le long des frontières orientales[1]. N’est-ce pas la preuve qu’elle n’avait pas pour principe, comme on l’a prétendu, de supprimer les autres langues pour les remplacer par la sienne ? Et si ce résultat s’est produit dans une partie du monde, si plusieurs des peuples qu’elle a vaincus ont adopté si facilement le latin et ne l’ont jamais oublié, n’en peut-on pas conclure que c’est parce qu’ils l’ont fait d’eux-mêmes et sans y être contraints ?

Avec la civilisation, Rome apportait la paix : il n’y a pas de bienfait auquel les nations soient plus sensibles. On vient de voir que Cicéron demandait qu’on ne fît la guerre que pour obtenir une paix équitable et qui pût durer. C’était au fond la pensée des Romains. Ils n’étaient pas, autant qu’on se l’imagine, des batailleurs de nature qui cherchent à susciter des querelles pour avoir quelque raison de les vider par les armes. Ils ont gardé ces sentimens au milieu même de leur plus haute fortune. Leurs succès ne les ont pas enivrés. Ils avaient élevé un autel à la Fortune du jour présent (Fortuna hujusce diei) pour montrer qu’il ne faut pas trop compter sur les chances heureuses et que le lendemain peut nous ôter ce que nous a donné la veille. Après les orages dans lesquels sombra le gouvernement républicain, la paix devint le rêve et l’espoir de tout le monde. Les poètes la chantent d’avance, pour répondre aux vœux du public. Horace célèbre le jour où le laboureur pourra planter sa vigne en sûreté et conduire sans crainte ses bœufs dans les champs, où les bons citoyens, paisiblement assis à la table de famille, avec leurs enfans et leur femme, fêteront ensemble les dieux

  1. Le dernier volume de l’Histoire romaine de Mommsen, qui étudie l’état des provinces sous l’empire, contient les renseignemens les plus curieux sur le sujet que je traite. Il a été fort bien traduit en français par MM. Cagnat et Toutain, et forme les trois derniers volumes de l’édition française.