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Whittier reçut un jour une invitation qui venait de Boston. C’étaient ses débuts dans le monde. Il se mit en route avec des vêtemens fabriqués dans la maison paternelle, qui enveloppaient de plis raides et gauches sa charpente osseuse. Son beau front était coiffé d’un chapeau de laine façonné tout exprès par sa tante, une vieille fille. Au moment des adieux, qui furent tendres et émus, la famille entière avait mis le jeune homme en garde contre les périls de la mauvaise compagnie et particulièrement contre les tentations du théâtre. Quelle ne fut donc pas l’angoisse de Whittier au cours de sa visite, lorsqu’il reconnut l’embûche que venait de lui tendre l’Esprit Malin ! Dans la maison de ses hôtes, il avait rencontré une belle dame qui, tout de suite, lui avait pris le cœur. Or, quand il vint à demander son nom, on lui dit qu’elle était actrice ! Déjà, cédant à son inclination pour la vraie poésie, il avait acheté les pièces de Shakspeare ; il estima que c’était là une infraction suffisante à son quakerisme. Il ne se contenta pas de refuser d’aller au théâtre où il aurait pu voir sur la scène l’objet de son admiration, il écourta sa visite, il retourna à la ferme afin d’échapper à la « tentation terrible. » On relève un peu plus tard, dans une de ses lettres, ce passage instructif : « J’ai toujours eu de l’inclination pour les jolies filles. Dieu veuille qu’il n’y ait pas de mal à cela ! J’aime à épier leurs gracieux mouvemens ; la clarté de leurs beaux yeux, à observer la délicate rougeur qui monte à leurs joues ; mais, crois-moi, mon cœur n’est pas touché. Il reste froid, insensible, comme un lac de Jutland éclairé par le croissant de la lune. »

La culture littéraire était classée chez les « Amis » parmi les divertissemens profanes. M. Whittier le père consentit à ce que son fils allât étudier au collège, sous cette réserve que John Greenleaf gagnerait lui-même l’argent nécessaire aux frais de son instruction. Le jeune garçon apprit à fabriquer une sorte de chausson à bon marché qui lui était payé huit sous la paire. Il pourvut ainsi aux frais de sa première année d’études. On devine ce qu’avaient pu être pendant ce temps ses souffrances. Il y fait allusion dans une lettre écrite au lendemain de cette épreuve : « Le souvenir de mon expérience de l’an dernier me hante comme un cauchemar. »

Par scrupules d’honorabilité, tourmens de conscience, Whittier trouvait moyen d’aggraver les conditions d’une lutte qui était faite pour tuer eu lui toute sensibilité. Il dépensait son