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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 38.djvu/472

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Samuel Ireland ait voulu révéler au monde l’admirable trouvaille de son fils ; et vraiment l’accueil fait d’abord à la publication des Papiers divers de la main et sous le sceau de William Shakspeare répondit à tout ce que son légitime orgueil avait pu espérer. Jusqu’à la malheureuse nuit du 2 avril 1796, on peut bien dire que toute l’Angleterre eut les yeux tournés vers la boutique de Norfolk Street, où, danseur coffret, reposaient les vénérables manuscrits de la « collection de M. H. »

L’échec de Vortigern et Rowena vint couper, brusquement, ce long accès de fièvre. Dès le lendemain, bon nombre des signataires de l’attestation de 1795 reconnaissaient qu’ils s’étaient trompés ; et, avant qu’un mois fût passé, personne ne croyait plus à l’authenticité des deux drames, ni des Papiers divers. Personne, sauf toutefois le malheureux Samuel Ireland, qui continuait à être persuadé que les documens qu’il avait dans sa boutique étaient bien l’œuvre de William Shakspeare. Il en était si persuadé que, lorsque son fils s’avoua l’auteur de ces documens, il se refusa encore à admettre l’imposture, affirmant que son fils était « beaucoup trop bête » pour avoir été capable de produire d’aussi belles choses. Force lui fut, pourtant, de se rendre lui-même à la vérité, devant la surabondance des preuves qui, désormais, surgissaient de toutes parts : car on s’était aperçu maintenant que le jeune Ireland avait prêté à Shakspeare toute sorte de phrases pillées à droite et à gauche, sans même prendre la peine d’en adapter la grammaire et l’orthographe à la langue du temps. Le digne vieillard dut enfin se rendre à la vérité : mais il ne put survivre à sa déception. Il mourut en 1800, accablé sous le chagrin et le déshonneur ; et ce n’est qu’en 1876 que la publication de ses lettres intimes, léguées par un de ses neveux au British Museum, réhabilita sa mémoire, en montrant qu’il avait été la dupe, et non point le complice, de son fils William.

J’ajouterai que celui-ci, de même que Psalmanazar et que Lauder, nous a laissé des Confessions, où il nous raconte l’origine et le succès de sa supercherie : mais son récit, publié en 1805, ne sert qu’à mieux prouver encore sa profonde ignorance et son manque de talent. Les drames où, pendant un an, toute l’Angleterre a cru reconnaître la plus pure émanation du génie de Shakspeare, n’étaient que de hâtives improvisations d’un gamin illettré, qui, pour flatter la « shakspearomanie » de son brave homme de père, s’était amusé à imiter gauchement Othello et Richard III, sur des feuilles qu’il arrachait aux vieux in-folio du grenier paternel !


T. DE WYZEWA.