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J’allai voir Girardin, fort étonné de mon arrivée, après son avertissement de ne pas venir, que, d’ailleurs, je n’avais pas reçu. Il avait été gagné par Schneider à l’idée d’un ministère Magne et ma présence dérangeait ses calculs. Je ne pouvais pas lui apprendre que j’étais appelé par l’Empereur ; je lui dis simplement que j’étais venu parce que mes amis voulaient s’entendre avec moi. « Votre femme, me jeta-t-il à brûle-pourpoint, désire-t-elle que vous deveniez ministre ? — Elle en a horreur. — Ah ! tant mieux ! Alors vous êtes sauvé. » Ses prévisions étaient des plus pessimistes ; il annonçait une prise d’armes révolutionnaire, en fixait le jour, le 3 novembre. Le 2, on déposerait un acte d’accusation contre l’Empereur ; un Irréconciliable jouerait le rôle de Manuel et se ferait expulser ; le peuple se soulèverait. Deux cent mille hommes marcheraient. Comme je manifestais mon incrédulité : « Demandez à Piétri ! » s’écria-t-il. En le quittant, j’allai visiter le prince Napoléon, auquel je confiai le véritable motif de ma venue. Quelques instans après, Piétri justement survint. « Vous arrivez à propos, lui dis-je, qu’y a-t-il de vrai, dans ce que me raconte Girardin ? — Il exagère, répondit Piétri ; il y a 2 000 hommes exaspérés prêts à tout ; la peur du chassepot retient tous les autres. Je suis tenu au courant par les chefs de groupes. Je crois à une collision, mais nous l’étoufferons dans l’œuf. »

Le 1er novembre, Duvernois m’annonça que l’Empereur m’attendait le soir même. Seulement, pour déjouer les indiscrétions des reporters blottis dans tous les coins de Compiègne, il me priait de ne venir que de nuit et enveloppé de manière qu’on ne me reconnût pas. A huit heures du soir j’étais à la gare du Nord, mes lunettes enlevées, la figure masquée par un cache-nez. A Compiègne, Piétri, en faction à la sortie de la gare, me donne un petit coup sur le bras et me conduit vers une voiture arrêtée dans l’ombre. Nous entrons au château par une cour de derrière, et, à dix heures et quelques minutes, je suis introduit dans le cabinet de l’Empereur. Il vient vers moi, me tend la main, me remercie de m’être dérangé, fait apporter du thé. Nous nous assoyons autour de la table sur laquelle on l’a servi, et nous commençons à causer. L’Empereur arrive tout de suite au vif des choses : « La situation est grave, mais c’est la liberté qui est en péril, car le pouvoir a la force de se défendre et, par l’appel au peuple, il peut tout reprendre ; une émeute est