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étrangers et surtout les étrangères, de passage à Bologne, allaient volontiers l’entendre : ainsi naguère, on voyait au Collège de France des touristes anglais assister, un « guide à Paris » entre les mains, au cours d’Ernest Renan. Mais à l’auteur des Odes barbares manquait la sérénité du souriant historiographe de Marc-Aurèle. Carducci détestait ces intrus. Un jour, il cribla positivement des traits les plus mordans deux pauvres femmes, admiratrices sincères, mais indiscrètes, qui s’étaient fourvoyées à son cours. Une autre scène mémorable eut lieu certain après-midi où le poète avisa un de ses élèves en train de lire la Nuova Antologia. Dans sa colère, il jeta à la face du coupable ses livres, ses notes, tout ce qui lui tombait sous la main. Ces menus incidens ne laissent pas d’avoir leur importance. Tel est le poète, telle est sa poésie. Sa muse manque de politesse. Elle se présente le plus souvent sous les traits d’une érynnie courroucée, d’une Némésis armée d’un fouet vengeur. Elle n’est aimable que par accident et cette humeur favorable ne dure guère. Si cette poésie se distingue par sa forme parfaite, son harmonie impeccable, le contenu en est plein d’exagérations, d’anathèmes et de frénésies. Antique par la forme, mais moderne par la sensibilité, par cet état d’irritabilité chronique qui toujours déteste et gronde, tel apparaît Giosuè Carducci[1].


II

Il entra dans la vie littéraire avec une grande colère contre les romantiques. Ce fut sa haine la plus durable. La « scélérate famille des abstinens romantiques » ne lui inspire que mépris et dégoût. Les idées morales de Manzoni, les idées politiques de Gioberti lui paraissent exercer une influence funeste. Romantisme signifie sentimentalisme en morale, mysticisme en philosophie, prédominance de l’Eglise en politique, prolixité, fadeur en matière de littérature-et d’art. L’opinion de Carducci est celle de Gœthe : « J’appelle classique ce qui est sain, et romantique ce qui est malsain. » Alors même que le romantisme (si divers dans ses phases successives) collabore à l’œuvre révolutionnaire,

  1. Les deux sources principales de la biographie de Carducci sont le volume de souvenirs publiés par cet auteur sous le titre de Confessioni e battaglie et le livre de M. G. Chiarini : Memorie della vita di Giosuè Carducci raccolle da un amico 1903).