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qu’il l’écrit, mais qu’il la colore, qu’il la tisse et la brode, comme un voile de mousseline et de soie, en fils de neige, de pourpre, d’azur et d’or. Ce n’est pas seulement pour l’oreille, mais presque pour les yeux mêmes qu’elle est un enchantement. A l’écouter, on se demande avec Tristan : « Höre ich nicht das Licht ? Est-ce que je n’entends pas la lumière ? » Pourtant, choisir ainsi, varier, combiner les sonorités et les timbres, cela n’est qu’une moitié de la symphonie. L’autre consiste en ce que nos confrères anglais nomment le working out : travail rationnel et logique, opération plus purement intellectuelle, où le plaisir physique est dominé par le contentement de l’esprit. Extraire ou déduire d’une forme, d’une « idée » sonore, tout ce qu’elle renferme et peut fournir ; la diviser, la décomposer, pour la reconstituer ensuite ; en rompre, s’il le faut, l’unité, ne fût-ce que pour la rétablir ; en un mot, — un seul, auquel, faute d’un meilleur, on revient toujours, — « développer » un motif, c’est le domaine, c’est « l’ordre » musical où le génie russe est peut-être le moins fait pour s’exercer. Et voilà pourquoi le leitmotiv, adaptation de la symphonie au drame lyrique, lui demeure à peu près étranger.

Il a pour mission ou pour vocation, ce génie encore jeune et d’une sensibilité neuve, non pas de « traiter, » d’organiser la mélodie, mais de la créer. Il la crée à profusion. Il la crée originale autant qu’abondante, et dans le siècle de chimie musicale où nous sommes, il nous apporte des corps simples et des germes vivans. « Il y a, disait un vieux musicien de France, il y a chanter pour parler et chanter pour chanter. » La musique russe chante des deux manières. Tantôt sa mélodie est parole, ou discours, ou récit, et tantôt elle est chant ou chanson. Ici libre, capricieuse même, elle va, elle vient à son gré ; ailleurs elle revient, se répète et se reproduit par couplets. Mais, quelque forme qu’elle prenne, elle chante toujours. Toujours la beauté, la nouveauté de la musique russe consiste dans la suite des sons plutôt que dans leur concours ou leur concert.

On dit que les Kaliéki-Perekhodjie, ces rapsodes vagabonds dont nous parlions tout à l’heure, se plaisent à célébrer surtout la gloire de saint Jean Chrysostome. Ils lui consacrent leur voix et leurs cantiques. Patron des étranges trouvères, le saint pourrait l’être également de la musique russe elle-même. Celle-là du moins n’a pas encore appris, comme ses sœurs d’Allemagne et de France, à mépriser les lèvres humaines et tout ce qu’il peut y avoir, dans leur souffle, de joie et de douleur, de vérité et de poésie. La musique russe est demeurée vocale ; elle continue de chanter avec une bouche d’or.