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proscrits d’hier : on ne se connaît point d’adversaires, on ne se connaît que des ennemis. Tel délateur patenté, tel juge au tribunal révolutionnaire, tel membre du club rouge, tel proconsul de chef-lieu de district, terroriste au petit pied, tel ancien agent du représentant en mission a envoyé le père, le frère, le fils de son voisin à l’échafaud ; mais tel, à la tête d’une bande de blancs, a fusillé des bleus et tiré des bourreaux d’horribles vengeances. Ce sont entre ces groupes des haines qui paraissent inextinguibles. Si un parti triomphe, il réclamera des têtes : la terreur rouge est à peine finie et peut recommencer si, un instant, parvient à se déchaîner la terreur blanche. L’église est aux mains d’un prêtre jureur : mais à deux pas de là, une grange abrite la messe du prêtre non jureur. Des groupes de chrétiens s’excommunient. Les fidèles du prêtre blanc tiennent pour damné le prêtre bleu et volontiers parfois, à coups de fourches, l’enverraient au diable par avance d’hoirie ; mais, sans hésiter, peut-être le constitutionnel eût, hier encore, dénoncé au gendarme de la République le curé « papiste » qui lui prend ses paroissiens. La propriété a presque partout changé de maître : elle en a deux, le seigneur d’hier émigré quelque part, l’acheteur qui a payé en assignats, mais ne se tient point pour assuré dans son nouveau domaine. Le prêtre insermenté l’excommunie si c’est bien d’église ; les amis de l’ancien seigneur le dénoncent comme un jacobin, un bandit, et, s’il habite le Midi et l’Ouest, voire certaines provinces du Centre, il peut se réveiller une nuit dans les mains des chauffeurs qui, « vengeurs du droit » et de la propriété, lui prendront son argent. Dans les villes, il y a, à droite et à gauche, des mécontens exaspérés : les opprimés d’hier qu’on n’a pas eu le temps de guillotiner, les oppresseurs d’hier furieux qu’on ne guillotine plus. Contre les détenteurs de la nouvelle propriété comme contre les bénéficiaires du nouveau pouvoir, il y a l’opposition de ceux qui ont tout perdu et de ceux qui n’ont pas eu le loisir de tout gagner. Il n’y a pas toujours seulement deux partis, mais trois, mais quatre qui se détestent, se desservent, menacent, en cas de révolution nouvelle ou de réaction possible, de se couper le cou. Ceux mêmes qui n’ont point d’aussi noires pensées n’osent désarmer cependant : tant que l’adversaire, ennemi haï, reste armé, ce serait duperie.

Il faut un arbitre. L’arbitre est là : mais pour apaiser, il lui faut imposer sa médiation. Il l’imposera donc au besoin.