L’émigration, avec esprit de retour, aboutit en définitive à l’expropriation, avec une bonne indemnité, du paysan turc. Et s’il est vrai de dire, avec Taine, que toute révolution aboutit à une translation de propriété, nous aurions sous les yeux une révolution qui, après avoir échoué par la violence, serait en train de réussir par un simple phénomène d’enrichissement. Le fait vaudrait, en vérité, la peine d’être noté.
Nous avons eu l’occasion de voir, dans les gares, entre Vodena et Florina, des troupes de ces Macédoniens attendant le train qui devait les emmener : c’étaient de beaux gaillards solides et musclés, l’air un peu sombre, tristes sans doute de l’appréhension d’un tel voyage. Les femmes et les enfans les accompagnaient à l’embarcadère : beaucoup de petites filles, blondes, avec les cheveux nattés et de beaux yeux bleus, ressemblaient à des enfans russes. De fuit, plus des trois quarts de ces émigrans sont des Slaves bulgarisans. Trente agences d’émigration et de transport se disputent cette bonne aubaine ; mais l’agence française de la Compagnie transatlantique l’emporte de beaucoup ; les émigrans, arrivés en Amérique, écrivent à ceux qui restent pour leur recommander de ne prendre que la Compagnie française qui les traite mieux et les exploite moins ; les concurrens ont essayé, sans succès, de tous les moyens ; quelques-uns, de dépit, ont été jusqu’à s’aboucher avec les Comitadjis pour obtenir d’eux qu’ils interdisent de s’adresser à l’agence française ! Toutes ces agences ne s’occupent pas seulement d’organiser les transports, elles prêtent aux émigrans l’argent nécessaire pour qu’ils puissent entrer aux États-Unis ; on sait, en effet, que les immigrans doivent posséder cent francs d’argent et signer une longue et minutieuse déclaration dont l’exactitude est soigneusement contrôlée. Ces cent francs, c’est le bureau d’émigration qui les leur prête à intérêts plus ou moins gros, mais toujours très élevés, à cause des risques : de 40 à 140 p. 100. Presque toujours la somme est remboursée par les familles, et il est rare que les agences subissent des pertes. Même les paysans aisés, même ceux qui, revenus d’Amérique avec des économies, veulent y retourner, empruntent l’argent nécessaire plutôt que d’entamer leur petit trésor ; ils remboursent ensuite sur leurs salaires. Le départ a lieu tous les vendredis ; le jeudi soir de la semaine suivante, les émigrans arrivent à Paris, via Vienne, et ils quittent le Havre le vendredi. Et ces pauvres gens, qui