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est l’histoire. C’est une étrange, erreur de croire qu’à aucun moment de son existence une nation vive dans le présent : de ce présent même, sa tradition, son passé, constituent les élémens agissans et vivans. Mais de tous ces élémens le plus puissant, et peut être le seul irréductible, c’est l’élément religieux. Cette conclusion se dégage pareillement des récits de tous nos voyageurs et, pour ma part, c’est ce que j’y ai trouvé de plus frappant et de plus instructif. S’agit-il de l’Inde ? Le peuple y est à l’image d’une religion d’inertie et d’engourdissement du moi. S’agit-il de la Judée ? « Que cette innombrable humanité, s’écrie M. Chevrillon, est donc foncièrement religieuse ! Dès que l’on voyage ou qu’on regarde l’histoire, on reconnaît que là est vraiment sa caractéristique propre. On sonde la durée, on cherche sa première apparition hors des ténèbres, et ce qu’on aperçoit d’elle, d’abord, ce sont les temples prodigieux de l’Egypte, les pierres cyclopéennes de Baalbek, les menhirs[1]… » S’agit-il du Japon ? M. Bellessort nous dira fortement : « Plus j’ai fréquenté d’hommes sous des ciels divers, plus je me suis persuadé que souvent leur manière de comprendre et d’honorer l’inconnaissable créait toute leur différence[2]. » Nature, histoire, religion, nous donnent la charpente et l’ossature. En suivant les lignes qu’il a ainsi retrouvées, et qui désormais s’imposent à lui et guident impérieusement son pinceau, le peintre est assuré de faire un portrait qui ressemble. C’est celui d’un peuple qui, à travers le temps, a persévéré dans son être et maintenu son individualité.

Montrer comment chaque peuple est lui-même et par quoi il diffère de tous les autres, est d’une importance capitale ; cela va sans dire. Qui ne sait qu’une des erreurs les plus dangereuses de nos réformateurs cosmopolites est de bâtir leurs cités idéales, sans tenir compte des habitudes séculaires qui ont fait à chaque peuple sa mentalité ? Mais on n’a pas à craindre que les voyageurs n’atténuent dans leurs récits ces différences. Ils seraient bien plutôt portés à les exagérer. S’il fallait les en croire, un degré d’élévation au pôle changerait non seulement les usages et les coutumes, mais l’esprit même dans son fond. Combien n’a-t-on pas fait de développemens, ingénieux d’ailleurs ou éloquens, sur ce qu’on appelle l’âme mystérieuse et incommunicable des peuples ? On oublie que, sous les fourrures ou sous la soie, sous la mitre ou sous le turban, quelle que soit la teinte de leur peau, et quels que soient l’écrasement ou l’allongement de leur nez, les hommes n’ont toujours qu’une seule âme, obscure et radieuse, misérable et

  1. Chevrillon, Terres mortes, p. 320.
  2. Bellessort. La Société japonaise, p. 190.