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sublime. Le peintre de la société japonaise a le courage d’en faire l’aveu, et il nous confie l’étonnement où il fut d’abord, de n’avoir pas davantage à s’étonner. « Est-ce donc là ce pays excentrique qui a réjoui les amateurs d’étrangeté ? On m’avait rebattu les oreilles que rien ne s’y passait comme ailleurs, et tout ce que j’y rencontre m’avertit de mon illusion[1]… » Et, quand on y réfléchit, comment en pourrait-il être autrement ? Partout différent, l’homme est partout le même. C’était l’avis des classiques. C’est le grand principe qu’il faut reprendre aux anciens voyageurs, et qu’ils peuvent enseigner à leurs successeurs d’aujourd’hui.

Ainsi comprise, la littérature de voyages a devant elle un vaste champ, non encore exploité, un cadre qui vaut d’être rempli. Elle a été jusqu’ici considérée comme un genre inférieur, ou tout au moins accessoire, et par ceux mêmes qui en sont les meilleurs représentans. Dans l’Itinéraire, Chateaubriand n’a mis que des résidus, ceux qu’il n’a pas utilisés dans les Martyrs. Lamartine, dans le Voyage en Orient, nous a donné des notes, sans plus. Pour Taine, les récits de voyages n’ont été qu’un repos entre des travaux qu’il considérait comme plus importans ; et pour Gautier, ils n’étaient que des vacances du lundi. On écrira encore des impressions qui ne seront que des confidences personnelles, et des souvenirs qui ne seront que pour faire l’étonnement des amis et la joie des familles, et des relations qui ne seront que des rapports économiques ou statistiques. Mais fort de la psychologie que nous ont enseignée une fois pour toutes les classiques, brillant des artifices de style que nous devons aux romantiques, enrichi de toutes les ressources que les sciences mettent à notre disposition, le récit de voyages peut devenir un des genres principaux de la moderne littérature. Il ouvre devant nous ces perspectives immenses, celle de l’espace et celle du temps ; il déroule à nos yeux les aspects sans nombre de la nature et de l’histoire ; il dresse sur les routes de l’humanité ces statues sacrées, celle du Passé, celle de la Religion ; et des ruines mêmes sur lesquelles les peuples continuent d’édifier leurs demeures nouvelles, il fait surgir la double image de la mort inlassable et de l’infatigable renaissance.


RENE DOUMIC.

  1. Bellessort, La Société japonaise, p. 32.