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Newton ne repose guère sur un autre fondement. Si, en réalité et de l’aveu du monde savant, vous avez découvert un secret si important qu’on cherche inutilement depuis si longtemps, il est incontestable que cela vous donnera immédiatement une place très élevée dans le monde éclairé. Je désire donc bien vivement, et pour la science de l’homme en général et dans l’intérêt d’un certain homme pour lequel je conserve beaucoup d’amitié, que votre découverte aboutisse. Tenez-moi donc au courant de ce qui va se passer.

Je crains comme vous qu’on ne nous joue le mauvais tour de vous envoyer à l’extrémité du monde avant que nous n’ayons pu nous revoir et causer. Cependant, voilà le temps qui s’écoule, et l’époque approche où, suivant les probabilités, je ferai un petit voyage à Paris. Mon intention serait de m’y rendre vers la fin du mois prochain. Si vous êtes encore en France, nous pourrons, j’imagine, nous joindre enfin. J’ai grande envie de vous revoir. Ainsi que vous le dites peut-être avec raison, il m’est arrivé quelquefois de ne pas bien comprendre ce qui se passait dans votre esprit, et c’est ce qu’une correspondance quelconque ne peut pas apprendre dans un heureux pays où l’on écrit avec la persuasion que le secret des lettres n’est jamais respecté. Il n’y a plus en France, à l’heure qu’il est, qu’un seul moyen d’échanger librement et complètement ses pensées, c’est de se renfermer dans une chambre bien close et de causer entre quatre yeux.

Je vous ai un peu grogné, je l’avoue, dans ma dernière lettre à propos de ce que vous me disiez de mes travaux. Je vous en demande pardon. Mais n’était-il pas permis d’être un peu de mauvaise humeur, quand un homme, intelligent comme vous, qui a lu ce que je viens d’écrire et qui a pu si bien juger d’avance de ce qui me reste à faire, transforme une étude générale sur les causes, le mouvement et les effets de cette immense évolution de l’humanité qu’on appelle la révolution française en un ouvrage sur les institutions administratives ? Il ne faudrait pas appartenir au genus irritabile que vous connaissez, pour ne pas s’exciter un peu de cette manière de définir une œuvre que l’auteur lui-même envisage sous un si différent aspect.

Je n’en dis pas plus long aujourd’hui, étant dans un trou où l’on n’a rien à dire. Ne tardez pas à me donner de vos nouvelles.

A. DE TOCQUEVILLE.