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Tocqueville, le 16 septembre 1858.

Ce n’est pas parce que votre avant-dernière lettre ne m’eût pas satisfait, mon cher ami, que je n’y avais pas répondu. Je croyais tous les jours partir pour Paris, et mon principe est qu’il ne faut écrire qu’aux gens avec lesquels on ne peut causer. J’ai, en effet, été à Paris, il y a quinze jours. Mais je n’ai passé dans cette ville que quarante-huit heures. J’y allais, surtout, pour consulter mon médecin, n’étant pas fort satisfait de ma santé depuis trois mois. Il m’a trouvé assez souffrant pour m’ordonner de repartir sur-le-champ exécuter à la campagne un traitement qu’il eût été difficile et incommode de suivre seul à l’auberge. Je compte revenir, et cette fois pour longtemps, à Paris, vers le 8 du mois prochain, J’espère encore vous y trouver et, si cela arrive, j’en éprouverai une vraie joie ; car j’ai une grande amitié pour vous, malgré les querelles que vous m’accusez avec quelque raison de vous faire. Cette mauvaise habitude de ma part ne date pas, malheureusement, d’hier et j’ai peur qu’elle ne soit devenue un mal un peu chronique. Je vous suis très attaché ; j’ai de l’estime et de l’affection pour vous. Mais il y a entre les tempéramens de nos deux âmes des différences, et même des contrariétés, qui produisent ce dont vous vous plaignez, non à tort. J’aime les hommes, ce m’est très agréable de pouvoir les estimer, et je ne connais rien de plus doux que le sentiment de l’admiration, quand il est possible. Quand je ne puis ni estimer, ni admirer mes semblables, ce qui m’arrive bien souvent, je le confesse, j’aime du moins à rechercher au milieu de leurs vices les quelques bons sentimens qui peuvent s’y trouver mêlés, et je me plais à attacher ma vue sur ces petits points blancs qui s’aperçoivent sur le fond noir du tableau. Quant à vous, soit naturel, soit conséquence des luttes pénibles auxquelles votre jeunesse s’est courageusement livrée, vous vous êtes habitué à vivre du mépris que vous inspire l’humanité en général et en particulier votre pays. Comment voulez-vous, par exemple, que je ne sois pas un peu impatienté, quand je vous entends dire que notre nation n’a jamais pris les choses que par le côté petit et mesquin et n’a pas produit d’esprits hors ligne, si ce n’est peut-être cet ignoble Rabelais dans les œuvres duquel je ne suis jamais arrivé à trouver un louis d’or qu’après avoir remué, à grand dégoût, des tas d’ordures ?