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Comme si plusieurs des plus grandes choses de ce monde n’avaient pas été faites par nous ! Comme si ce n’était pas nous, surtout, qui depuis trois cents ans, par une succession non interrompue de grands écrivains, avons le plus agité l’esprit humain, l’avons le plus poussé, animé, précipité dans tout le monde civilisé, en bien ou en mal, cela peut se discuter, mais puissamment, qui en doute ! Je ne connais pas un étranger, si ce n’est peut-être quelque cuistre de professeur allemand, qui porte sur la France le jugement que vous, Français, vous portez d’elle. Je ne vous dis pas cela pour vous faire la guerre, mais comme exemple de ce qui fait que, tout en vous aimant beaucoup, je ne puis m’empêcher de vous quereller. Je trouve également que, dans la même lettre, vous êtes, de la même manière, injuste pour les contemporains. A quelle époque de leur vie MM. Thiers, Villemain, Cousin même, malgré le choix un peu ridicule de ses sujets, ont-ils mieux fait que dans leurs derniers ouvrages ? Et quant à leur valeur intrinsèque, quel historien plus célèbre aujourd’hui en Europe que M. Thiers, quel esprit plus brillant que Villemain, quel meilleur écrivain que Cousin ? Lamartine ne reste-t-il pas le plus grand poète incontestablement de l’époque, bien qu’il n’écrive plus aujourd’hui que des vers détestables et de la prose qui vaut les vers ? Ce qui est malheureusement vrai et très triste, c’est que ces hommes, non pas d’un grand génie, mais assurément d’un grand talent, deviennent des vieillards et ne sont remplacés par personne. Dans les générations placées au-dessous de ceux qui ont aujourd’hui de cinquante à soixante-dix ans, c’est-à-dire de ceux qui, après avoir été des gens d’esprit, deviennent graduellement de vieilles bêtes, quel homme, je ne dirai pas d’un certain talent, mais d’un vrai éclat, d’une grande célébrité, s’annonce ? Les anciens romanciers eux-mêmes, les anciens vaudevillistes, comme Scribe, qui assurément ne sont pas des Molière ni des Le Sage, mais qui étaient lus passionnément dans tout le monde civilisé, ne sont pas remplacés par des hommes qui semblent appelés le moins du monde à faire le bruit que ceux-là ont fait. Voilà ce qui m’attriste et ce qui m’inquiète, parce que le fait est nouveau et que, par conséquent, il est impossible encore de prévoir quelle sera sa durée. Il tient, je crois, en partie à l’extrême fatigue des âmes et aux nuages qui remplissent et alanguissent tous les esprits. Il faut de fortes haines, d’ardens amours, de grandes espérances et de puissantes