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peu le terrain ici, je vous demanderai la permission de vous en parler.

A. DE GOBINEAU.


Paris, le 6 août 1851.

Mon cher ami, j’ai appris hier avec une grande joie par de Serre ce qui vient de vous arriver et en rentrant chez moi je trouve votre lettre. Je veux sur-le-champ vous dire le plaisir que me cause votre changement de situation. Ce que vous devenez et ce que vous n’êtes plus sont deux motifs de satisfaction presque aussi grands l’un que l’autre. Je craignais toujours qu’il ne vous arrivât mal à Berne : je dis mal dans votre situation, car je n’ai jamais pu prendre, je vous l’avoue, très au sérieux la crainte que vous paraissiez concevoir pour le cou de Mme de Gobineau. Celui-ci ne m’a jamais paru disposé à devenir goitreux et je suis certain qu’il fût resté aussi rond et aussi uni qu’autrefois, en dépit de l’eau des glaciers. Mais il n’en était pas de même de votre situation qui aurait bien pu prendre à Berne un mauvais tour. Vous en voilà tiré et tiré avec un grand avantage. Vous êtes placé sur un théâtre où vos qualités ne peuvent manquer de paraître. Je vous répète que c’est une vraie joie pour moi, je devrais dire pour nous, car ma femme s’unit pleinement au sentiment que j’éprouve.

Ainsi que vous l’avez jugé, je vais quitter Paris ou plutôt Versailles, car la chaleur m’avait fait fuir Paris et m’avait porté à louer une petite maison très agréable à habiter et qui est placée dans les environs de Versailles. Je me rends en Normandie, mais seulement pour la durée du Conseil général. Je reviendrai ensuite ici ou je laisse ma femme. Nous avons renoncé, à notre très grand regret, à nous établir cette année dans notre cher Tocqueville. Un si grand déplacement pour si peu de temps après tant d’autres serait bien cher et je ne veux point mettre l’embarras dans mes finances. Vous savez ma théorie sur ce point : il n’y a de notre temps qu’une seule force durable, c’est celle qu’on tire de son caractère. Il n’est qu’une seule façon de conserver intact avec certitude son caractère ; c’est de n’avoir jamais besoin d’argent. Ergo, je conclus que quand on ne peut pas augmenter son revenu, il faut savoir borner sa dépense. Le second moyen est aussi efficace, quoique moins agréable que le premier.