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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 40.djvu/66

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contre ce qui me paraît votre idée mère, laquelle me semble, je l’avoue, appartenir à la famille des théories matérialistes et en être même un des plus dangereux membres, puisque c’est la fatalité de la constitution appliquée non plus à l’individu seulement, mais à ces collections d’individus qu’on nomme des races et qui vivent toujours. Si je suis un lecteur très entraîné par la vive amitié que je vous porte à voir votre livre en beau, d’une autre part je suis attiré par mes idées préexistantes sur le sujet à vous chercher noise. Je ne suis donc dans aucun sens un juge impartial, c’est-à-dire un bon juge. Mais enfin, je ferai de mon mieux. Je ne puis m’empêcher non plus de craindre pour vous que la température actuelle de l’esprit public ne soit pas favorable au développement de votre succès. Car, si on tombe chaque jour davantage dans la matière par les goûts, les habitudes et même la nature de plus en plus terre à terre de toutes les doctrines politiques et morales, on devient spiritualiste en diable en fait de philosophie. Les socialistes ont fait et font encore si grande peur que l’épicier lui-même ne veut plus entendre parler que de sciences bien orthodoxes et de bonnes lettres, afin de servir de frein au peuple, comme il dit, et d’empêcher celui-ci de piller son magasin et d’abolir la propriété et la famille. Il ne règne pas plus de liberté d’esprit que de toute autre, et il suffit qu’une thèse paraisse avoir une tendance dangereuse pour qu’il se fasse une sorte de silence universel autour d’elle. On n’a ni assez de foi, ni assez de passions, ni assez de vie pour la combattre ; on s’écarte d’elle et la laisse passer silencieusement sans la repousser ni l’admettre. Il ne faudrait donc pas vous décourager, si vous n’aviez pas immédiatement le succès que mérite, en tout cas, un si grand et si profond travail. Les causes n’en seraient pas dans le livre, mais dans le temps où il paraît.

J’ai maintenant à vous expliquer pourquoi je vous écris de Tours et, non de Tocqueville où je devrais et voudrais être. La maladie grave que j’ai eue cet hiver a été causée, comme je vous l’ai dit, je crois, par un rhumatisme. Les médecins m’ont conseillé de ne point habiter cette année les bords de la mer, très contraires aux douleurs rhumatismales. J’ai donc loué à une demi-lieue de Tours une petite maison et je m’y trouve si bien, j’y jouis d’une tranquillité si profonde après toutes les agitations des dernières années, je suis si heureux d’y échapper à la mauvaise humeur stérile de ceux qui ne sont plus rien, et