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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 40.djvu/81

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il a persisté à vouloir prendre ce parti. Du reste, les dangers que vous me signalez spécialement avec tant de raison ne sont pas ceux qu’on doit craindre pour mon jeune homme, ou bien il faudrait que la diplomatie transformât les hommes comme l’alchimie prétendait transformer les métaux. Mon neveu est un travailleur qu’il faudra pousser dans le monde au lieu de le retenir d’y aller trop, et qui manquerait plutôt du côté de ces qualités légères qui dans votre métier font souvent réussir les choses sérieuses. J’espère donc qu’il échappera à ce sort presque inévitable qui finit d’ordinaire par confire un attaché dans la sottise, quelque sensé que l’ait fait la nature. Je redoute plutôt que mon neveu n’ait de la peine à recouvrir convenablement les qualités très solides et fondamentales qu’il possède de ce vernis luisant qui est nécessaire pour les faire valoir. J’ai été très heureux qu’il trouvât de Serre à Vienne et très touché de l’accueil que celui-ci a fait à mon jeune attaché. Veuillez le lui dire quand vous lui écrirez et l’assurer que rien ne me sera plus sensible que ce qu’il pourra faire pour bien guider ce jeune homme. Il trouvera en lui un collaborateur plein de zèle, un homme très sûr et capable de s’attacher fortement par l’intérêt qu’on lui montre. Il me mandait encore hier : « J’ai toujours très à me louer de M. de Serre. C’est, assurément, de tous les membres de l’ambassade, l’homme qui me plaît et me convient le plus. » J’attends vos derniers volumes avec une grande impatience, mais sans me sentir plus tenté, au moins quant à présent, de vous croire. Mes impressions personnelles ne me portent pas de ce côté. J’ai souvent de l’humeur contre l’humanité. Qui n’en aurait, même en vivant, comme moi, assez loin d’elle ? Mais non contre le siècle qui, après tout, marquera comme un des grands siècles de l’histoire ; celui où l’homme a le plus soumis la nature et achevé la conquête du globe. Si vous avez besoin, en votre absence, d’un coup d’épaule académique, dites-le, je vous prie. Vous savez que, là comme ailleurs, je suis disposé à vous être utile. Adieu. Bonne santé, ne m’oubliez pas absolument et écrivez-moi quand vous serez arrivé à votre destination.

A. DE TOCQUEVILLE.

P.-S. — J’envoie cette lettre à M. Brénier, ne sachant pas votre adresse.