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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 41.djvu/935

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caractère de la nécessité : or, il était à peu près impossible que Sully Prudhomme n’écrivît pas ces poèmes ; ils étaient dans la logique de son développement ; ils lui étaient imposés par une force intérieure. C’est en effet une loi qui se vérifie dans l’œuvre des plus grands créateurs : à mesure que l’imagination perd de sa nouveauté et la sensibilité de sa fraîcheur, la pensée tend à prédominer sur les autres facultés. Shakspeare écrit la Tempête, et Goethe le second Faust. Ils vont jusqu’aux extrêmes limites de leur art, au risque de reconnaître qu’ils en ont forcé les moyens et excédé les ressources. De plus en plus attaché à son œuvre de recherche philosophique, Sully Prudhomme devait être conduit à tâcher d’y plier la poésie. Du jour où il constatera le conflit entre la philosophie et la poésie, c’est à la poésie qu’il renoncera. N’oublions pas que, pendant les vingt dernières années de sa vie, ce poète s’est réduit à écrire en prose. — En composant ses poèmes philosophiques, Sully Prudhomme n’a certes pas fait une œuvre vaine, car il a maintenu et fortifié une tradition. S’il invoque, à la fin de la Justice, le souvenir d’André Chénier, c’est qu’en somme il a renouvelé, et dans des conditions analogues, la tentative de l’Hermès. Comme le poète du XVIIIe siècle, et avec la même ferveur pour les découvertes de la science, il s’est proposé d’écrire le poème de l’enthousiasme philosophique. On sait qu’une ambition du même genre a pendant vingt années hanté la pensée de Lamartine et celle de Vigny. Et nul ne se résignerait à rayer de notre poésie moderne ni le Livre primitif, ni les Destinées. Après ses grands devanciers et dans le même domaine, Sully Prudhomme s’est montré novateur : il a posé avec plus de hardiesse qu’on ne l’avait fait avant lui, le problème de la poésie philosophique. Ce problème est-il insoluble ? Beaucoup l’affirment. Mais il faut toujours compter avec les surprises que nous réserve le génie. Le jour où notre littérature aurait enfin un grand poète philosophe, celui-ci ne serait redevable à personne autre plus qu’à Sully Prudhomme.

Quoi qu’il en soit, et si haut que nous les estimions, la Justice et le Bonheur ne sont que des essais. Ils intéressent l’histoire littéraire ; la littérature n’adopte que ce qui est achevé. On en convenait dans l’entourage de Sully Prudhomme ; et si le poète lui-même gardait quelque secrète complaisance pour cette partie de son œuvre, ses plus chauds partisans ne faisaient pas difficulté d’avouer que sa tentative philosophique avait abouti à un échec. Le témoignage de Gaston Paris, l’un des plus intimes compagnons de sa vie et confidens de sa pensée, est ici précieux à recueillir. « Ce n’est pas par ces hautes