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I

On lit dans les Confessions de saint Augustin : « Je vous remercie, Seigneur, parce que vous avez délivré mon âme du plaisir de l’oreille. » Et pour les musiciens, ou plutôt contre eux, cette parole est terrible. Mais ne l’oublions pas, et que cela nous rassure, elle est plus que d’un moraliste : elle est d’un saint, d’un mystique, et que tout à l’heure même nous retrouverons moins sévère. Elle enferme un conseil de perfection, non la règle des mœurs, ni le précepte ou la défense commune. Elle ne va point, cette parole, et ne saurait aller jusqu’à décider que tout plaisir d’entendre soit coupable. Elle nous permet d’écouter et de goûter ce qu’on appelait naguère les voix ou les harmonies de la nature, le murmure de la forêt, la chanson du vent ou de la vague, et celle de l’oiseau. Que dis-je ! Il n’y a pas que la musique, où le plaisir de l’oreille, sans être condamnable, intervienne. Dans la poésie, dans l’éloquence, fût-ce la plus sainte, celle des Bossuet ou des Lacordaire, il a sa part et son action. Des mots enfin, rien que des mots, possèdent une beauté purement sensible, et pour nous émouvoir, non pas même chanté, mais psalmodié seulement par la voix plaintive du prophète, le nom de Jérusalem n’a besoin que de résonner.

La musique, à vrai dire, la musique véritable, complète, verse en nous de bien autres délices. Qu’elle soit de tous les arts le plus sensuel, ou qu’elle le puisse être, il serait malaisé de ne point en convenir. Notre maître avait raison quand il disait : « Nos jugemens ne dépendent nulle part plus qu’en musique de l’état de nos nerfs. » Et ceci, que nous lisions dernièrement, est également la vérité : « De tous les arts, elle (la musique) est de beaucoup celui qui, par sa nature même, a la plus forte prise sur la sensation et dispose des moyens de séduction physique les plus puissans. La prédominance du matériel sur l’intellectuel, de la commotion nerveuse sur l’exaltation sentimentale, caractérise les voluptés que procure un art musical savant et corrompu. Et cette corruption n’est pas esthétique seulement, elle menace l’intégrité de la pensée et de la volonté chez l’auditeur. La jouissance de la musique peut en venir à ne différer qu’en degré plutôt qu’en nature, de celle qu’on demande aux stupéfians[1]. »

À la fois « savant et corrompu, » un art musical de cette nature,

  1. Voyez l’ouvrage de M. Pierre Lasserre : Les Idées de Nietzsche sur la musique, 1 vol., Paris ; Société du Mercure de France, 1907, p. 12 et suiv.