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de cette double nature, n’est pas très éloigné du nôtre, j’entends de celui que certains musiciens, et non les moindres, nous proposent ou nous imposent aujourd’hui. Quant à la « prédominance du matériel, » — et, par exemple, de l’orchestre ou de l’orchestration, — serait-il impossible de ramener à ce caractère principal, pour ne pas dire unique, l’évolution générale de la musique moderne ? Avec un philosophe anglais, M. Balfour, et d’après lui, Brunetière l’a très bien observé : « Les sens s’affinent, ou plutôt ils s’aiguisent ; ils deviennent plus subtils et plus exigeans ; ils ont besoin, pour éprouver la même quantité de plaisir, d’une quantité d’excitation plus grande. » Cela est vrai de la musique beaucoup plus encore que des autres arts ; c’est en musique surtout que nous avons un besoin croissant de sensations pour éprouver la même quantité, sinon la même qualité, de plaisir.

Si la sensation est à la base de la musique en général, il y a telle ou telle musique en particulier que la sensualité semble posséder tout entière. Sensualité légère, innocente, s’il ne s’agit que de certaine musique italienne, — « la plus physique que je connaisse, » a dit cet épicurien de Stendhal, parlant de je ne sais quelle partition de Rossini. Intense, et profonde, et terrible sensualité, dirons-nous à notre tour, en songeant à plus d’une œuvre ou d’un chef-d’œuvre même de Wagner, à mainte page de son Tannhäuser, de son Parsifal, et à presque tout son Tristan.

Mais que de musique au contraire, celle des Palestrina, des Bach et des Haydn, celle des Mozart et des Beethoven, dont on pourrait soutenir qu’elle est surtout esprit ! Bien plus, il semble que la musique même, la musique en soi, possède une spiritualité particulière. Autant qu’un art, elle est une espèce de science. Non moins que la sensation, la raison ou l’entendement se rencontre à sa base. Elle opère sur des nombres, sur des rapports de nombres, et si la fameuse définition de Leibnitz : « Un exercice inconscient d’arithmétique, » ne la comprend pas tout entière, quelque chose d’elle y est cependant enveloppé. Le sens musical enfin, je veux dire celui que la musique affecte, l’ouïe, nous apparaît investi d’une noblesse spéciale et d’une éminente dignité. Il a des titres sacrés, divins même à notre respect. Ébloui par le buisson de flammes, Moïse ne vit point, mais entendit le Seigneur. Fides ex auditu, nous dit profondément saint Paul, et Thomas, le disciple incrédule, fut repris par son maître pour ne pas s’être contenté d’entendre, pour en avoir appelé du témoignage plus idéal de son oreille à l’assurance plus matérielle de ses yeux et de ses mains.