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I

Ce peuple nouveau, en refonte incessante, puisqu’il s’accroît sans arrêt, que sera-t-il dans vingt ans ? Il serait bien impossible de le dire, puisque les exemplaires d’humanité dont il se grossit à chaque paquebot sont des plus variés, souvent du type le plus contraire, et que, dans ces alluvions périodiques, chaque race domine à son tour. Sur 100 immigrans, de 1840 à 186CJ, on comptait 43 Irlandais et 35 Allemands ; de 1901 à 1906, il n’y a plus que 5 pour 100 d’Allemands et autant d’Irlandais, un peu moins que de Scandinaves (7 pour 100) ; en revanche, on compte 28 Italiens, 27 Autrichiens et Hongrois et 20 Russes ou Polonais.

Il a été souvent répété que ces élémens hétérogènes étaient rapidement absorbés et assimilés, si bien qu’au bout d’une génération à peine, on ne distinguait plus l’Américain d’importation récente de l’Américain natif. Cela n’est qu’à moitié vrai. Le Slave judaïsant, à repentirs tirebouchonnant sur ses tempes, le pifferaro, drapé de haillons pittoresques, troquent en huit jours leurs coiffures ou leurs guenilles contre la coupe de (cheveux et le « complet » du Bowery ou de Brooklyn, et se mettent à baragouiner tant bien que mal un anglais difficilement intelligible ; mais, pour avoir été admis par le commissaire fédéral, dont la mission est de passer au crible les aspirans au débarquement et de rebuter les sujets qui ne seraient pas « désirables, » les nouveaux venus n’en restent pas moins des étrangers.

Nés pour la plupart au bas de l’échelle sociale, dans ces pays hiérarchisés de l’Europe d’où ils se sont arrachés, ils foulent avec fierté le libre sol de l’Union où tout homme en vaut un autre ; et si plus tard, lorsqu’ils ont acquis, avec la naturalisation, la dignité civique, ils vendent leurs votes sans vergogne aux courtiers électoraux qui font ce commerce en grand pour le compte des divers candidats, ils n’en apprécieront pas moins, en leur for intérieur, toute la distance qui sépare un membre souverain de la démocratie transatlantique, de la plèbe du vieux continent à laquelle ils appartenaient hier. Ils sentent que ces pesantes catégories de rangs, formés par les siècles, ne s’étagent plus sur leur tête.

Ce nouvel arrivant reçoit donc de sa nouvelle patrie bien des