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une fille, Toinette. Celle-ci, follement éprise, voudrait ou retenir ou suivre le beau coureur d’aventures. Maître Pierre aussi garderait volontiers l’ouvrier sans pareil, un peu mystérieux, habile, autant qu’à lier les gerbes, à soigner les bêtes et à les guérir. C’est en vain que François, un brave paysan à cheveux gris, serviteur aussi de maître Pierre, avait averti la trop crédule Toinette, que depuis longtemps il aime tout bas. Et ce fut trop tard également. Le chemineau suit son humeur errante. Son éternelle chanson aux lèvres, il s’éloigne, laissant maître Pierre en fureur et Toinette en pâmoison dans les bras aujourd’hui paternels, et demain conjugaux, de François, généreusement réparateur.

Vingt et un ans après. Jadis, à peine le chemineau parti, le bon François épousa la pauvre Toinette et le méchant Pierre les renvoya tous deux. Bientôt, peut-être même trop tôt, un fils leur survint. Il a déjà passé vingt ans. Aujourd’hui, François est infirme et Toinette le soigne avec une mélancolie alarmée. Toinet, leur gars, a de la peine. Il aime Aline, la fille de Pierre. Vous pensez bien que celui-ci la lui refuse. Il est « le traître » et connaît son métier. Pour se justifier et se venger ensemble, il vient donner au père, que le droit appelle « putatif, » l’outrageante raison de son refus. De quoi le pauvre paralytique reçoit un coup dont il pense mourir.

En automne maintenant, dans les mêmes champs que nous vîmes naguère en été, le chemineau est revenu. Il les revoit lui aussi, d’abord sans les reconnaître. Mais le nom, prononcé par hasard, de Toinette, lui rend soudain la mémoire, et complète. Il s’informe de la délaissée. Averti qu’elle a pris un mari, ou qu’un mari l’a bien voulu prendre, il s’attendrit vaguement. Mais surtout l’annonce de l’enfant, — le sien, d’après la chronologie, — le jette en des transports soudains et paternels avec frénésie. Apprenant les chagrins amoureux de Toinet et que le pauvret les noie dans le vin, il jure de le guérir, et de le marier. Cela se fait sans tarder, et d’autres choses encore, excellentes, s’accomplissent. Le drame, qui s’annonçait noir, bleuit en finissant. Un optimisme béat en baigne les dernières scènes. Toinet, de même qu’il ignore tout du passé, ne s’étonne de rien dans le présent. Quant à Toinette, non seulement elle pardonne, mais pour un peu, dans l’enthousiasme du revoir, elle demanderait pardon d’avoir été séduite, abandonnée, et de s’en être plainte, et de n’avoir pas compris, admiré tout de suite la nature indépendante et poétique des hommes dont c’est la vocation, la dignité même, de courir les chemins et les filles.