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importans, ébauches de plan, notes ou réflexions personnelles, sont réunis en appendice ou placés à leur date à la suite des lettres. Tout cela groupé avec beaucoup d’art, et présenté avec infiniment de tact et de discrétion, forme une des biographies intellectuelles les plus attachantes que l’on puisse lire.

Et de fait, n’est-ce pas tout un demi-siècle de la pensée française contemporaine, exprimée par l’un de ses plus authentiques représentans, qui vient se refléter à travers ces pages ? Ce sont d’abord les lettres de jeunesse, empreintes d’un si fier stoïcisme, d’une si vaste avidité de savoir, d’une foi si candide dans la raison et dans la science. Taine est à l’âge heureux où l’on croit encore aux amitiés éternelles, où l’on s’imagine faire tenir le monde et la vie dans l’étroite enceinte d’un syllogisme. Ni les premiers déboires de carrière, ni le premier contact avec les hommes n’entament cette confiance ingénue dans le pouvoir des idées abstraites. C’est d’ailleurs l’époque où Renan, de son côté, caresse les mêmes rêves et compose cet Avenir de la Science qui fut comme le programme secret de sa génération intellectuelle. Il semble qu’alors, à la veille ou dans les premières années du second Empire, la pensée française, exilée de la vie active, à la fois désabusée et toujours éprise des chimères romantiques, reporte sur la Science pure tout le culte qu’elle avait longtemps professé pour la poésie renouvelée : les premières lettres de Taine traduisent avec une fidélité non moins naïve que le livre de Renan ce curieux état d’esprit. Puis, ce sont les années de lutte ardente dans la mêlée des idées modernes, les livres succédant aux livres, et la lente, la fiévreuse conquête de la gloire. Écarté de l’enseignement officiel, rendu à sa vie d’étudiant et forcé, pour vivre, de faire œuvre et métier d’écrivain, plutôt que de philosophe, Taine s’improvise essayiste, voyageur et humoriste, esthéticien, critique et historien littéraire : ses lettres nous font alors pénétrer dans les divers milieux où s’élabore et où se juge la littérature contemporaine : Sainte-Beuve, Guizot, Renan, Havet, Paul de Saint-Victor viennent se joindre aux amis et aux correspondais de sa jeunesse, un Prévost-Paradol, un Edouard de Suckau, un Cornélis de Witt. C’est l’époque où, dans tous les ordres, triomphe le réalisme, où s’épanouit la « littérature brutale. » Puis surviennent les heures tragiques de la grande crise nationale, et après les désastres accumulés de l’invasion et de la Commune, les angoisses et les douloureuses incertitudes de