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tous servent avec abnégation ; qu’ils se défient cependant d’eux-mêmes et se gardent d’oublier que ce qui fait la force d’un pays ce ne sont ni ses institutions, ni ses lois, mais son âme. Or, si l’on n’y prend garde, l’âme bulgare pourrait être menacée. Une génération nouvelle grandit, qui n’a pas connu les temps de souffrances et de luttes ; toute une jeunesse intellectuelle s’agite ; élevée dans les Universités de l’Europe occidentale, ou, en Bulgarie même, d’après les méthodes européennes, elle a pris, des sciences et des philosophies modernes, les hypothèses audacieuses et les théories extrêmes, mais elle n’a pas acquis en même temps le sens critique qui en pourrait atténuer la virulence ; elle croit avec enthousiasme au progrès nécessaire et continu des institutions, des idées et des mœurs ; elle a perdu la faculté de voir les réalités, la Bulgarie si jeune encore, inachevée, plus affamée de calme et de bon gouvernement que de quotidiennes réformes ; elle est impatiente et, en politique, l’impatience s’appelle souvent révolution.

Beaucoup de ces jeunes gens, fils de petits propriétaires, élevés dans les écoles ou les collèges, restent, avec une mentalité primaire, des demi-savans qui désertent la terre et à qui la carrière encombrée de fonctionnaires n’offre pas de débouchés. D’autres, anciens élèves des universités, aspirent aux professions libérales qui ne peuvent les nourrir tous. Des Bulgares, émigrés de Macédoine, presque tous intelligens, habiles, instruits, viennent faire concurrence, dans toutes les carrières, aux jeunes gens nés en Bulgarie ; beaucoup aussi deviennent artisans, envahissent les métiers, provoquent une gêne générale : ainsi la question macédonienne se traduit, pour les Bulgares de la Principauté, par une crise sociale qui les atteint directement. Parmi ces déracinés, ces mécontens et ces impatiens, les partis socialistes, — on n’en compte pas moins de trois, — recrutent leurs adeptes. Ces socialistes, dans un pays où il y a peu d’ouvriers d’usine et où la législation sociale est très complète, sont plutôt des anarchistes intellectuels, à la mode russe. On en trouverait jusque parmi les fonctionnaires, plus zélés pour le triomphe de leurs utopies personnelles que dévoués au service de l’Etat. Entre le conservatisme foncier du pays, composé en immense majorité de petits propriétaires ruraux, et les tendances révolutionnaires de « l’intelligence, » qui se croit l’élite appelée à gouverner, un fossé se creuse, un malentendu s’accentue : il en résulte pour la