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batailles, canons, chevaux, avancement et sans doute aussi politique.

Le soir tombait ; déjà le crépuscule d’avril épandait ses mélancolies sur les frondaisons naissantes, quand Fournier arriva enfin à Polangis. Il en franchit la grille, et pénétra dans une avenue qui conduisait à la cour d’honneur. Soudain, le colonel sauta de voiture : il avait aperçu l’un des invités d’Oudinot, le général Delmas, et s’empressait d’aller le rejoindre. Haut juché sur ses bottes, — ce Delmas était de taille colossale, — vêtu de l’habit bourgeois, mais son bicorne militaire campé sur l’oreille droite, le géant se dirigeait à pied vers le château. Il était austèrement venu par la patache de Saint-Maur, car moins sybarite qu’un hussard, il ne se voiturait pas en tilbury… C’était une âme antique, un Romain, un Spartiate ; c’était aussi un fantassin ayant les mœurs et les manières du « pousse-cailloux. »


Le Limousin Antoine-Guillaume Muralhac dit Delmas avait alors trente-quatre ans. Une image populaire a reproduit les traits de cet énorme grenadier, et bien qu’assez grossière, nous fait connaître son visage. Il est fort laid, mais cette laideur de fier-à-bras a néanmoins de la beauté. Sur une cravate à triple tour il se dresse long, maigre, osseux, déjà quelque peu ridé ; le nez se busqué, volontaire ; le front s’évase, dénudé ; les rares cheveux grisonnent ; les yeux luisent et semblent railler ; des broussailles d’épais sourcils abritent la flamme de malicieux regards et, par ostentation d’élégance jacobine, une épaisse et noire moustache surmonte des lèvres charnues : deux anneaux d’or pendent aux oreilles du général… Cravate, anneaux, moustache — toutes ces vénustés de l’an III devaient, en 1802, exciter des sourires ; mais Delmas n’avait aucun souci des caillettes et n’entendait complaire qu’aux troupiers, ses amis.

Il était né dans le bourg d’Argentat, en ce pays bossué, où la Maronne s’unit à la Dordogne ; terre alors presque en friche, productrice toutefois de fayards et de chênes, de sabotiers et de tanneurs. Sol âpre, âpres habitans : Delmas fut le rugueux produit de ce terroir rugueux. Sa famille, assez riche, mais d’extraction bourgeoise, avait la roture vaniteuse : volontiers tous ces Muralhac prenaient les noms de leur varenne, de leur châtaigneraie, de leur pigeonnier. Le père d’Antoine-Guillaume, — un mutilé de la guerre de Sept ans, — se titrait de