Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/525

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Moi, s’écria Fournier, à vingt pas, d’un coup de pistolet, je me charge de le faire descendre !

Hein ! qu’était cela ? Les généraux échangeaient des regards étonnés. Ils savaient tous qu’en ce moment d’étranges rumeurs circulaient dans Paris : des officiers, disait-on, s’étaient promis d’abattre Bonaparte, au cours d’une revue décadaire. Mais, bah ! un conte invraisemblable, une invention de la police ! La gaillarde faisait du zèle. Et voici que Delmas semblait confirmer cette histoire ! Un vrai complot, alors ? En faisait-il partie ? Pour écraser la Bête, avait-il recruté l’aventureux Fournier ? Peut-être ! In vino veritas : la vérité se trouvait-elle au fond d’un verre de chambertin ?

Le dîner s’acheva sans autre incident, et trop bien repus, les convives quittèrent la salle à manger.

Au salon on servit le « moka, » ainsi que le punch à la glace. C’était une mode nouvelle, inaugurée chez Cambacérès, et que les « gastronomes » affirmaient hygiénique. Une « neigeuse ambroisie mariée à un brûlant nectar » possédait, disaient-ils, des vertus merveilleuses : elle dissipait les fumées du vin, puis remettait d’aplomb les cervelles titubantes… Ce soir-là, pourtant, l’infaillible remède dut opérer moins bien qu’à l’ordinaire, car Delmas avait de nouveau déchaîné ses fureurs. Fort excité, absorbant d’ailleurs force et force rasades, il pérorait. Sa haute taille frémissait de colère ; les éclats de sa voix emplissaient le salon. Sur les fauteuils en forme de chaises curules, les causeuses et les méridiennes, des généraux formaient un groupe autour du discoureur : ils provoquaient cette ivresse indiscrète, aiguillonnaient sa verve révélatrice…

Oudinot, cependant, s’agitait ennuyé : ces « agapes » commencées joyeuses se terminaient d’inquiétante façon. Redoutant quelque délateur, son amitié s’alarmait pour Delmas… L’imbécile ! s’exposer ainsi aux sévices consulaires, à la prison peut-être, aux moisissures du Temple, aux puanteurs de l’Abbaye !… Enfin, et désirant lui imposer silence :

— Ah çà, mon cher, perds-tu la tête, ou veux-tu te faire déporter ?

Alors le colosse, avec un geste de menace :

— M’envoyer à Cayenne ? Lui ?… Bonaparte ?… Ah ! qu’il prenne garde ! Il pourrait bien, lui-même, accomplir, avant peu, un plus long voyage…