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de trouver chez un homme dont la jeunesse s’était passée en Sibérie. Son esprit était peu orné, mais chez un grand seigneur fort riche qui a le bonheur d’avoir des goûts, le manque d’instruction se fait peu sentir, les heures se trouvent remplies ; l’ignorance n’est embarrassante que dans une insouciance oisiveté. Mon père était occupé de ses quatre filles[1]et très fier de la beauté de l’aînée et des agrémens des deux autres. Il cherchait aussi dans mon petit visage ce qui pourrait ne pas déparer la beauté qu’il disait être héréditaire dans sa famille et qu’il prisait si haut, que c’est à l’éclat de celle de ma sœur aînée, autant qu’à ses autres brillantes qualités, que nous attribuions la préférence qu’il lui montrait. Ses préventions paternelles ne lui permettaient pas de trouver dans les mariages qui se présentaient en foule pour ma sœur un parti convenable. A ses yeux, un trône était seul digne de la belle Wilhelmine. Aussi son extrême exigence le priva du bonheur de fixer lui-même le choix de ses filles, dont aucune n’était mariée au moment de sa mort[2], qui eut lieu en Bohême, dans l’année 1800.

Quoique je n’eusse alors que six ans, j’ai cependant conservé un souvenir très vif de sa personne et de ses manières, et j’ai toujours gardé avec soin quelques ducats de Courlande qu’il me donna en échange de deux écus qu’un jour il m’avait demandés, disant en plaisantant qu’il était ruiné. Le bon cœur avec lequel je lui remis mon petit avoir me valut un baiser fort tendre dont je sens encore l’impression.

J’aimais beaucoup mon père, et c’était toujours avec des cris de joie que je sautais dans la voiture de maman, qui me ramenait tous les hivers à Sagan où, depuis la perte de la Courlande[3], mon père avait fixé sa principale demeure. Il allait assez habituellement l’été dans ses terres de Bohême[4]avec

  1. Les princesses Wilhelmine, Pauline, Jeanne et Dorothée. En 1790, le duc avait perdu un fils âgé de trois ans et qui eût été le prince héritier.
  2. Le duc Pierre mourut à Gellenau dans le comté de Glatz, en Silésie, non loin de la frontière de Bohême, le 13 janvier 1800. Il fut inhumé à Sagan.
  3. Lors du dernier partage de la Pologne, en 1795, la Russie s’annexa la Courlande. Le duc Pierre abdiqua moyennant une pension de 25 000 ducats, un douaire pour sa femme, et un prix d’achat de deux millions de roubles.
  4. Au château de Nachod.