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mes trois sœurs, et c’était le temps de son absence que ma mère et moi passions en Saxe[1], dans une jolie maison de campagne que mon père lui avait achetée et qu’elle se plaisait à embellir. Sagan était à la fois sérieux, imposant et magnifique[2]. Je l’ai revu il y a quelques années, et je n’ai pu m’empêcher de regretter la gothique splendeur qui éblouissait mon enfance et que remplace maintenant une élégante simplicité, plus d’accord sans doute avec les mœurs du temps, et avec nos fortunes actuelles, mais qui ôte à ce château ce caractère de grandeur et de solennité si bien en harmonie avec les vastes forêts de sapins qui l’environnent et la rivière impétueuse qui le borde[3]. Avant ces changemens, le voyageur curieux comprenait que ce beau lieu était propre à servir d’asile à des êtres qui, ainsi que le premier possesseur de ce château, le grand Wallenstein, avaient été élevés et persécutés par les bizarreries de la fortune. Il me souvient d’avoir vu à Sagan deux vieux fauteuils qui avaient servi à Wallenstein ; ils étaient recouverts de drap rouge et portaient sur leur dossier un W en galon d’or. Indépendamment de quelques souvenirs de ce genre, intéressans par la tradition, Sagan offrait une réunion précieuse de tableaux et de marbres superbes, rapportés d’Italie. La bibliothèque était considérable. Les nombreux appartemens de cette vaste demeure étaient presque tous meublés des plus belles étoffes de Perse et de Chine, et renfermaient toutes les curiosités de l’Asie qui avaient été offertes à mon grand-père pendant sa régence. J’ai encore sous les yeux, dans la chambre même où j’écris, quelques débris de ces magnifiques inutilités.

Notre existence à Sagan était à peu près celle des petites cours d’Allemagne, quoique la fortune de mon père lui permît une magnificence que l’on aurait vainement cherchée chez les

  1. Au château de Löbichau, en Saxe-Altenburg.
  2. Sagan avait appartenu à Wallenstein. A sa mort (1634), le duché devint la propriété des princes de Lobkowitz. Le prince Ferdinand de Lobkowitz mourut en 1784, laissant un fils mineur. C’est aux tuteurs du jeune prince que le duc Pierre de Courlande acheta Sagan en 1786, pour un million de florins. Frédéric II était très désireux de voir le duc s’établir en Allemagne et pour faciliter cette acquisition il changea le fief masculin en fief féminin, parce que le duc de Courlande n’avait pas d’héritier mâle. A la mort du duc, Sagan fut administré par la duchesse de 1800 à 1805. La princesse Wilhelmine en hérita. A sa mort (1839), le duché passa à la princesse Pauline ; elle le céda en 1844 à la princesse Dorothée, duchesse de Dino, qui prit alors le titre de duchesse de Sagan.
  3. Le Bober, affluent de l’Oder, sujet à des crues rapides.