Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


I

Lorsqu’il débuta ici même en 1875, par un article qui fit quelque bruit, sur le Roman réaliste contemporain, il n’avait pas vingt-six ans. « Ce maigre et pâle jeune homme, aux yeux dominateurs sous les verres de son lorgnon, avait déjà, comme répandue sur toute sa personne, cette puissance qu’il a gardée jusqu’à la fin, malgré l’accablement physique des dernières années : l’autorité. » Et M. Paul Bourget, à qui j’emprunte ce témoignage, nous a peint en. termes saisissans le dur, l’héroïque et fécond noviciat auquel s’était d’abord condamné, pour vivre, pour apprendre, et pour percer, le futur maître écrivain des Etudes critiques. Répétiteur à l’institution Lelarge, passant ses nuits à « travailler, » après avoir « besogné, » lisant et retenant tout, s’intéressant à tout, discutant sur tout, il acquérait déjà ce fond de savoir encyclopédique que, jusqu’au bout, il ne devait cesser d’accroître[1]. Quand il publia son premier article, où il est déjà tout entier, il était prêt à jouer, dans la lutte pour la vie spirituelle, le grand rôle auquel il était prédestiné par son talent, par son admirable énergie, par sa légitime ambition.

Regretta-t-il jamais sérieusement ces rudes années d’apprentissage ? J’ai quelque peine à le croire. Il ne faut jamais se plaindre d’avoir eu des débuts difficiles : c’est là une expérience salutaire, et à laquelle rien ne peut suppléer dans l’avenir ; ceux-là seuls comprennent bien la vie, qui ont eu à en souffrir. Du moins, chez les fortes et hautes natures, rien ne vaut, au début de l’existence, pour tremper la volonté, une école de ce genre : elles en sortent munies, assurées contre les autres et contre elles-mêmes, pour toujours.


Tout le Brunetière qui s’est développé depuis avec tant d’éloquence, — nous dit encore M. Bourget, — était dans ses conversations de sa vingt-cinquième année. La maîtresse idée de son esprit était dès lors celle de l’ordre, et de tordre français. L’individualisme anarchique faisait l’objet de sa haine. Le XVIIe siècle et Bossuet revenaient sans cesse dans ses propos. Je crois l’entendre me disant : « Ce coquin de Fénelon ! » du même accent que

  1. Voir à ce sujet le très instructif Catalogue de la Bibliothèque de feu M. Ferdinand Brunetière (Paris, Emile Paul, in-8). Ces 12 000 volumes, qu’on est en train de vendre en ce moment, ne sont pas des livres simplement feuilletés ; ce sont des livres lus et, souvent même, annotés.