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éloignés du village, le tout réparti dans les trois sortes de champs que comporte l’assolement triennal.

De là, pour chacun, vingt, trente ou cinquante parcelles à cultiver, quelquefois de deux ou trois mètres de large seulement, et plusieurs distantes de 15 à 20 kilomètres du village. Car il n’existe pas de hameaux, ni de logis isolé, mais toute la commune, quelque populeuse qu’elle soit, est agglomérée sur un seul point, par goût, par tradition et par manque d’eau. Le moyen de faire de la culture intensive et même de la bonne culture quand on dépend en tout de la volonté de ses voisins, que l’on doit labourer, ensemencer, moissonner en même temps qu’eux, que l’on ne peut ni transformer son champ, ni l’enclore et que l’on n’a point d’intérêt à le fumer.

C’est la conception de l’égalitarisme dans toute sa niaiserie. En France, nous ne l’appliquons qu’à la vie publique, de petite importance par rapport à la vie privée ; encore est-ce seulement en façade et avec le succès que l’on sait. Pour l’agriculture, cette pratique sociale aboutit, en Russie, à des rendemens dérisoires, inférieurs de beaucoup à ceux qu’obtient n’importe quel grand propriétaire, ou même tout cultivateur maître d’un bien personnel. L’égalité dans la gêne, c’est le résultat du communisme foncier auquel est jusqu’ici asservi le paysan russe. Le libérer de ces entraves, c’est à quoi le gouvernement actuel est avant tout résolu : « Le développement de la propriété individuelle, me disait en décembre dernier M. Stolypine, est la clef de voûte de mon système. »

La santé morale du pays en dépend tout autant que sa richesse ; car la propriété personnelle est plus éducatrice, plus féconde pour l’hygiène intellectuelle d’un peuple que n’est l’instruction, ni même la science. La Russie a déjà pu s’en apercevoir ; elle ne manque pas de savans capables de lui faire honneur au dehors et de la discréditer au dedans. Le savant représente les idées, le propriétaire représente les intérêts ; ils doivent s’équilibrer dans l’organisme social comme les nerfs et le sang dans le corps humain. Les idées, lâchées sans le contrepoids et le contrôle des intérêts pratiques, c’est la prédominance du système nerveux qui risque d’engendrer la folie.

Deux moyens s’offrent à l’État pour créer la propriété individuelle du paysan. Il compte les employer tous deux de concert : le premier consiste à lui vendre de nouvelles terres, le second à