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VIII. — LE BRUTUS

Avait-il heureusement deviné ? On ne saurait le dire ; mais le sans-culotte Argoud était bien l’homme qu’il eût fallu à Nicolas. Promu, grâce à Saint-Just, général de brigade, en l’an II, ce Dauphinois, « brave à tous poils, » s’était rendu fameux dans les armées du Nord et de Sambre-et-Meuse. Nul sabre patriote n’avait mieux tailladé, criblé, lardé de coups le Pitt et le Cobourg, l’Anglais, le Prussien et le Kaiserlick. Moins général, du reste, que caporal ; plus soudrille que soldat ! Pillard et concussionnaire, ivrogne, débauché, polygame, ayant à la fois trois ménages, ce luron à panache avait réalisé le type du plus fieffé soudard de toute la soudardaille révolutionnaire. Le Directoire lui-même l’avait dû mettre en réforme. Depuis le Dix-huit Brumaire, ce triste personnage sollicitait en vain un emploi dans l’armée ; ses notes étaient trop mauvaises, et le ministre Berthier abandonnait un tel ruffian à ses cabarets, à son abjection.

Bien des favoris de l’Une et Indivisible s’étaient vus, il est vrai, ainsi traités par Bonaparte ; mais la créature de Saint-Just ressemblait étrangement à l’estafier, père de famille, gagé par Nicolas… D’abord, une citoyenne Marie Argoud, — la première en date des trois épouses, — vivait aux environs de Lyon, besogneuse et cherchant fortune. De plus, l’amateur de lits conjugaux se trouvait affligé d’une nombreuse lignée. Un soir, des gendarmes de Haguenau avaient ramassé, mendiant sur les chemins, un petit vagabond d’une huitaine d’années : « Ton nom ? » — « Therme Argoud, mon père est général ! » C’était l’enfant d’une des femmes légitimes, — Alsacienne, celle-là, — abandonnée comme la Marie de Lyon. D’autres bambins, garçonnets ou fillettes, grandissaient tout aussi misérables, semés, suivant les garnisons, par ce père étonnant… Argoud, enfin, était venu récemment à Paris, et ses colères, ses éclats de voix, ses menaces avaient causé quelque scandale dans les bureaux de la Guerre. Plus marmiteux qu’un gagne-deniers des Halles, il avait logé sa détresse dans une infime auberge, aux environs du Grand Châtelet. Le Pont au Change était proche ; sous le quai de la Ferraille, la Seine coulait à tourbillons rapides ; le crève-misère avait voulu sans doute « rentrer dans le néant. »

Il y rentra bientôt, en dépit du sauvetage : tout à coup, le