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les grèves, ni les mouvemens populaires, j’ai lu, il n’y a pas trois semaines, un article intitulé : Que va devenir la Chambre des lords ? Ainsi posée comme sujet de libre et publique discussion, une telle question m’a saisi... Car l’heure approche où, dans un sens ou dans un autre, il y faudra bien répondre. Oui, que vont devenir nos lords ? La réponse dépend de la façon dont eux-mêmes répondront à cette autre question : Quelle est leur raison d’être ? Aujourd’hui, la théorie générale, c’est qu’ils servent à retarder la marche des affaires publiques, obligeant la nation à ne rien faire sans mûre réflexion. Mais la nation devient impatiente des retards qu’on apporte à ses affaires, et bientôt se lassera d’entretenir à grands frais ceux qui ne servent que d’obstacles à ses caprices. Et personne, soit dans le peuple, soit chez les lords eux-mêmes, ne semble capable d’une idée claire au sujet de leur raison d’être. En sorte qu’il devient nécessaire de leur répéter à tous ce que le seul de nos maîtres qu’on puisse appeler clairvoyant, Carlyle, nous dit depuis bien des années : la raison d’être des lords dans un pays, c’est qu’ils gouvernent ce pays. S’ils le gouvernent, le pays se réjouira de les conserver. S’ils ne le gouvernent pas, leur sort sera celui des choses qui ne sont plus d’aucun usage.

Dans cette crise qui nous menace, voici donc la seule question qui se pose et pour eux et pour nous. Seront-ils des lords pour nous donner des lois, des ducs en vérité pour nous conduire, des princes incontestables pour être les premiers de dynasties nouvelles, sans appétit de lucre, et sans iniquité ? Sont-ils tombés si bas qu’ils ne puissent concevoir ces espérances ? N’ont-ils plus assez de cœur pour se lever et dire, chacun avec un clair regard anglais : Oui, de toute ma volonté, je gouvernerai, non pour Dieu et mon droit, mais suivant la devise originelle et véritable dont celle-ci n’est qu’une corruption : pour Dieu et pour le droit ! Je sais qu’il en est parmi eux, parmi vous, soldats d’Angleterre[1], je sais qu’il en est beaucoup qui sont capables de cette parole, et c’est en eux que nous mettons notre foi. Moi, l’un des humbles de votre pays[2], je vous le demande au nom de ces humbles, à vous, que je n’appellerai plus soldats, mais d’un nom plus vrai, chevaliers, équités d’Angleterre : combien êtes-vous, chevaliers errans par delà les anciens champs du danger, chevaliers patiens par delà les peines et les tâches de jadis, combien êtes-vous qui sachiez encore les devoirs antiques, éternels des chevaleries : vaincre le méchant et défendre le faible ? A ceux-là, rares ou nombreux, nous, le peuple anglais, nous faisons appel, pour qu’ils marchent à la rescousse de la misère,

  1. Ruskin s’adresse ici aux jeunes gens de l’école militaire de Woolwich, tous (en 1860) lords ou gentlemen.
  2. Parce que le père (très riche) de Ruskin était de classe marchande.