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l’assemblée dont il connaît tous les membres, et la grande Bible anglaise ouverte devant lui sur l’aigle d’or, lire tout haut, l’un après l’autre, les deux leçons du propre : d’abord d’âpres versets des prophètes hébreux, puis les chrétiennes paroles de l’Evangile ou de l’épître. Seul dans ce chœur avec le prêtre, son pair dans la hiérarchie sociale anglaise, et comme lui représentant, au village, de l’Angleterre officielle et de la classe dirigeante, c’est alors qu’avec ce prêtre, il fait figure de chef actif et responsable.


Dans la seconde moitié du XIXe siècle, à l’époque où parle Ruskin, cet état social existe encore dans les campagnes anglaises. Les idées et sentimens qui lui correspondent et le rendent possible sont encore vivans : toute la littérature du temps les suppose : les romans des misses Brontë, de Mrs Gaskell, de Thackeray, de George Eliot, de Meredith, comme autrefois ceux de miss Burney, et de miss Austen, les poèmes de Tennyson comme jadis ceux de Gray, de Goldsmith et de Wordsworth, les Contes de Noël de Dickens, comme il y a deux siècles les Essais d’Addison. En tout esprit anglais, il s’évoque encore au mot de gentleman. Mais, dans la grandissante Angleterre du XIXe siècle, le monde agricole n’est de plus en plus qu’une petite chose que l’on aime à côté des noires cités manufacturières, un touchant souvenir que l’on conserve au milieu de la fiévreuse Angleterre moderne comme une survivance du calme passé. Le problème que se posent, entre 1830 et 1860, la plupart des moralistes et des réformateurs est donc le suivant : adapter, étendre, multiplier, de chaque lord ou gentleman anglais aux multitudes ouvrières, aux foules souffrantes et citadines qui sont à présent le véritable peuple d’Angleterre, les vieilles relations féodales et morales du squire à son petit groupe campagnard[1]. Que chaque lord et gentleman anglais se sache et se sente gouverneur responsable de ce nouveau peuple qui s’agite, — professeur de discipline, défenseur des énergies humaines contre la misère et le vice, contre tout ce qui dégrade la valeur physique et morale de la créature ! Quels accens trouve Ruskin pour les appeler, ces chefs, au poste qu’ils désertent !


J’ai lu récemment dans un journal conservateur, mais[2] qui n’aime ni

  1. Cf. la célèbre formule Captains of Industry par laquelle Carlyle pose le devoir féodal des grands chefs industriels.
  2. Ce mais signale un des traits singuliers de l’histoire politique anglaise. On sait qu’à l’époque de Ruskin, le parti libéral, issu du rationalisme du XVIIIe siècle, professait les doctrines économiques orthodoxes, par suite la réduction au minimum des pouvoirs de l’État, la libre concurrence, sans égard aux faibles, aux pauvres, aux vaincus. Cependant les Tories, les conservateurs, les autoritaires aristocrates, les traditionnistes étaient alliés aux ouvriers contre la classe des patrons, la bourgeoisie libérale, marchande et industrielle (the traders) qui depuis 1832 leur disputait le pouvoir politique. Les conservateurs inaugurèrent contre cette classe une législation que l’on peut à bon droit qualifier de socialiste.