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sa présence. Le congé qu’on lui accorda ayant dû lui paraître une assurance très positive de retour, il n’a pas craint de prendre des engagemens qui rendent ce retour nécessaire au moins pour quelques jours. Il espère que le Conseil exécutif provisoire qui, bien certainement, n’a qu’à se louer de ce qu’il a fait en Angleterre, voudra bien lui en faciliter les moyens. Un refus sur une telle demande lui semblerait un genre de malveillance qu’il n’a point méritée.


Ainsi s’exprimait la requête de Talleyrand. Le Conseil exécutif y répondit par une annotation sèche : « Décidé que les barrières vont être ouvertes et qu’il n’y a pas lieu à délibérer[1]. »

Talleyrand ne se tint pas pour battu. Armé de sa note aux puissances, il revint à la charge. Il avait imaginé qu’il y aurait intérêt pour la France à négocier avec l’Angleterre l’établissement d’un système uniforme de poids et mesures : en qualité d’auteur d’une proposition faite en ce sens à l’Assemblée constituante, il s’offrit à être le négociateur. La peur le stimulait dans ses démarches. Il était, en effet, sous l’empire d’une panique. Quitter Paris et ses dangers, mettre la mer entre les massacreurs et lui, fuir très vite, très loin, devenait son idée fixe, — une idée de cauchemar. Il confiait ses terreurs à Gouverneur-Morris qui les a enregistrées dans son journal ; il pressait Danton de ne pas l’abandonner, fébrilement. Barère rapporte dans ses Mémoires que, le 31 août, à onze heures du soir, il trouva place Vendôme, chez le ministre de la Justice, « M. l’évêque Talleyrand en culotte de peau, avec des bottes, un chapeau rond, un petit frac et une petite queue, » prêt à partir sur-le-champ si le passeport libérateur lui était remis. Ce ne fut pas encore pour cette nuit-là... Les événemens des premiers jours de Septembre achevèrent d’exaspérer sa crainte et son désir. Aux personnes qu’il rencontrait, il répétait comme un refrain : Eloignez-vous de Paris ; et il leur racontait des choses à faire frémir : « Ceux qui détiennent actuellement le pouvoir ont l’intention de quitter Paris et d’enlever le Roi ;... ils se proposent de détruire la ville avant leur départ[2]. »

Enfin, le 7 septembre, il eut le bienheureux passeport : « Laissez passer Charles-Maurice Talleyrand allant à Londres par nos ordres. » Les six membres du gouvernement provisoire l’avaient signé. Sans perdre une minute, Talleyrand s’esquiva[3].

  1. Affaires étrangères, Angleterre, 585, pièce 41.
  2. Journal de Gouverneur-Morris (traduction Pariset), p. 331. Voir aussi p. 328.
  3. Il quitta Paris le 8 septembre et s’embarqua le 10.