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que nous sommes malheureux, tous ceux qui nous environnent prennent de l’empire sur nous. » — « Il y a des douleurs qui portent avec elles une sorte de douceur, mais il faut pour cela n’avoir à pleurer que ce qu’on aime et n’avoir pas à pleurer ses propres fautes. » — « Les hommes ne se croient obligés qu’à la fidélité du cœur, etc. » L’allure sentencieuse de ces romans n’avait point échappé aux contemporains ; ils avaient extrait du Siège de Calais et des Malheurs de l’amour « quelques pensées choisies. » Mme de Tencin eût mérité d’écrire les Maximes du XVIIIe siècle. Elle connaissait quelque peu les femmes et beaucoup les hommes ; elle avait assez de méchanceté pour tenir ses yeux en éveil, assez de souvenirs pour deviner juste, assez d’esprit pour dire finement et courtement. Elle eût pu, comme La Rochefoucauld vieilli, condenser son expérience en un tout petit livre précieux. Il est grand dommage qu’elle l’ait pour ainsi dire délayée en des romans fades. Elle eût fait ainsi œuvre plus rare, plus résistante et surtout plus personnelle. C’était là du moins que son instinct et son plaisir l’avaient depuis longtemps attirée ; sa lettre philosophique au Père Manniquet n’est déjà qu’une série de « maximes ; » on en retrouvera dans toute sa correspondance, et le divertissement préféré de ses « mardis » sera d’en discuter et d’en ciseler les formules avec l’aide de ses invités. Cherchons Mme de Tencin dans son salon et dans ses lettres plutôt que dans ses romans.


II

On peut dire que Mme de Tencin a toujours eu un salon. A Montfleury, dans le parloir du couvent, les beaux esprits de Grenoble lui faisaient une petite cour. A peine installée à Paris, gens de lettres et habitués de ruelles l’entourèrent, et, à défaut d’autres faveurs, se contentèrent de sa conversation : « C’est bien fâcheux, madame, lui disait le comte de Hoym, qu’il faille finir par du respect les lettres qu’on vous écrit ; » et, quoiqu’il s’obstinât avec une gaucherie ingénue à solliciter davantage, ce bon Saxon, homme de goût du reste et bibliophile passionné, était tout fier de s’initier aux finesses de l’esprit français dans la maison de Mme de Tencin : « Vous voir, lui avouait-il, est devenu pour moi une chose trop nécessaire pour pouvoir m’en passer ;