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Amsterdam, ce samedi 17 juillet[1].

Ce soir, je suis plus content. Cependant je ne suis pas émerveillé, surtout je ne suis pas convaincu. De Lui à moi, la chose est grave.

Il y a certainement là une question délicate à résoudre. Un très grand artiste ! c’est entendu. Même un très grand peintre, même, si l’on veut, un très étonnant praticien. Mais voyons : par quoi vaut-il ? qu’est-ce qu’il y a de meilleur chez lui : le fond ou la forme, le sentiment ou le métier, la manière de sentir ou la langue ?

C’est le peintre de la lumière ! soit encore. Mais à propos de tout, n’est-ce pas trop souvent ? Que l’Ange de Tobie, les Disciples d’Emmaüs, la Famille du Charpentier, les Philosophes chez eux, un portrait par hasard, ses merveilleuses eaux-fortes, que tout cela vive de la lumière, concentrée, raréfiée ou jaillissante ; que ce soit là l’élément propre au sujet et la manière la plus originale, la plus dramatique, la plus saisissable de l’exprimer : je le veux bien. Mais tous les sujets sont-ils donc faits pour être traités de même ?

Pourquoi la Ronde de Nuit ?

Pourquoi la sortie d’une compagnie de gardes civiques a-t-elle besoin de s’exprimer par un éclat de lumière et des profondeurs d’ombre ? On dit : mais l’effet ? L’effet ? quel effet ? Est-il indiqué par le sujet ? Il le dénature à ce point qu’il a produit cette immortelle équivoque sur laquelle on discutera pendant des siècles, si cette belle page vit encore des siècles. De sorte que le plus grand souci de la postérité sera de savoir si cela se passe de jour ou de nuit, pourquoi la nuit plutôt que le jour ? et pourquoi, si c’est le jour, toutes les fantasmagories de la nuit ? Tout est mystère et rébus dans cette œuvre singulière qui ne me paraît être énigmatique et peu claire que parce que l’auteur n’a pas su clairement ce qu’il voulait rendre, et qu’avant tout il en a fait un tour de force.

Je crois que c’est là le mot qui convient pour définir une œuvre, en effet, très forte et très rouée. Très forte, cela s’impose ; très rouée, je vais essayer de le démontrer.

On ne me dira pas que Rembrandt fut un naïf. On raconte

  1. Note de voyage inédite. — Voyez, sur Rembrandt et la Ronde de nuit, les Maîtres d’autrefois, 6e édition, 1890, p. 313 et suivantes.