sont-elles indépendamment de leurs apparences ? Tout n’est-il que phénomène ? Dans ce cas, quel est celui de ces phénomènes qui serait le plus certain, le plus près du vrai ? Autant d’esprits, autant de sensations, autant de copistes, autant d’aperçus divers, souvent contraires. Lequel est le plus véridique ? Comment s’entendre, savoir et démontrer celui qui dit faux, celui qui dit vrai, celui qui de nous voit mal ou voit bien ? Je dis d’une chose qu’elle est belle ; mon voisin le dit également, nous sommes un certain nombre, un grand nombre qui tombons d’accord sur ce point. Qu’est-ce que cela prouve ? D’accord sur la qualité d’un objet, le sommes-nous sur la nuance, la forme, l’expression de cette beauté ? Si, de la qualification par un mot, nous passons à l’expression par une image, on s’apercevra, ou que le sentiment que nous avons de la beauté diffère, ou, dans tous les cas, que nous en donnons une idée différente.
La nature étant à la fois ce que chacun sent, conçoit, rêve, exprime, et contenant indistinctement tous les attributs que nous lui voyons, comment donc est-elle en définitive ? Quel est le plus fidèle de ses interprètes, celui qui voit comme le plus grand nombre, ou celui qui voit comme le plus petit nombre ?
Le décalque mécanique d’un objet, par exemple la photographie, nous fixera-t-il mieux sur la réalité de cet objet ? Que nous apprendra-t-il sur l’essence même du réel ? Rien de plus, puisque étant l’objet lui-même, la difficulté de se prononcer sur le caractère absolu des choses se reproduit à propos de l’image, comme elle existe à propos de l’objet. Il faut toujours en revenir à ce point du problème, à ce point difficile : déterminer ce qu’il y a d’arbitraire ou d’absolu dans les apparences, savoir ce que l’homme aperçoit d’invariable dans les choses, ce qu’il constate, ce qu’il imagine, de combien il s’en approche, de combien il s’en écarte, et ce qu’il y a de plus affirmatif dans les données que nous avons sur le vrai, ou le témoignage de tous ou celui de quelques-uns. Qu’est-ce que voir comme tout le monde ? Comment tout le monde voit-il ? Est-ce avec négligence, avec distraction ? Est-ce voir à faux ? n’est-ce voir qu’à peu près ? La nature traduite suivant le goût de tout le monde, c’est-à-dire d’après les yeux de tout le monde, n’est plus du tout ce qu’elle est selon le goût de ceux qui se flattent de la voir mieux. Dans le premier cas, elle est banale, vulgaire, platement réelle, dit-on ; et la ressemblance alors n’en serait pas douteuse.