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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/308

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de leurs sentimens. Mais ces personnages tout d’une pièce sont relativement faciles à définir. Comprendre les natures de demi-teinte, démêler les incertitudes politiques de Cicéron, les nuances morales d’Horace, le mélange des idées neuves et des préjugés héréditaires chez Tacite, le conflit entre la culture antique et la foi chrétienne chez saint Jérôme ou chez saint Augustin, voilà qui est plus délicat, voilà qui exige plus d’attention, de patience, de finesse, et qui, pour cette raison, sollicite davantage l’ingénieuse perspicacité d’un psychologue tel que M. Boissier.

Il ne s’en tient pas là ; il se rend compte que les hommes d’une même époque, si dissemblables qu’ils puissent être, ont pourtant quelque chose de commun, qu’ils sont comme des fleurs, diversement épanouies, dont les racines plongent au même sol, et il essaie d’atteindre ce sol. C’est ce qu’on pourrait appeler la psychologie collective, celle d’une société ou d’un siècle. Cælius est Cælius, mais en même temps il est l’incarnation de l’esprit d’aventure et d’anarchie qui se retrouve à des doses inégales dans la plupart de ses contemporains. Lucain, Tacite et Juvénal, avec des divergences qui ne permettent pas de les confondre, expriment tous trois les rancunes indécises et mêlées de l’opposition au temps des Césars. Presque tous les livres de M. Boissier sont ainsi des tableaux, et non pas seulement des séries de portraits. Ici comme tout à l’heure, on notera qu’il est attiré de préférence par les sujets qui supposent chez le peintre le sens le plus subtil des nuances précises. Les périodes étudiées dans Cicéron et ses amis et dans la Fin du paganisme ne sont pas de celles où toutes choses ont des contours arrêtés et des places marquées, où tous les sentimens sont simples, toutes les idées claires, tous les principes rigides, toutes les classes séparées ; ce sont des époques de crise, où tout se mêle, se décompose, fermente : ici, la dissolution de la société républicaine, l’écroulement des vieilles mœurs et des vieilles croyances, le craquement des anciens cadres, castes ou partis, qui enserraient les activités, l’universel désarroi, avec une poussée débordante d’énergie individuelle, et pourtant une aspiration vague vers un état mieux réglé et plus sûr ; là, l’introduction dans le monde païen d’une religion nouvelle, le travail sourd par lequel elle le désagrège, le travail inverse et corrélatif par lequel elle-même se modifie pour s’adapter aux