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formes sociales dans lesquelles elle se glisse, et les mille variétés d’états d’âme dans lesquelles se manifeste cette fusion, et qui font passer l’historien, par des dégradations insensibles, des païens obstinés aux chrétiens fanatiques. Plus difficile encore est peut-être le sujet de la Religion romaine : cette fois, ce n’est plus une époque que l’auteur envisage, mais une série de phases successives et progressives, à travers lesquelles le sentiment religieux, presque absent du siècle de César, regagne peu à peu la place perdue, et arrive à dominer victorieusement le siècle des Antonins ; c’est le récit d’un « mouvement, » d’une « évolution, » c’est-à-dire, croyons-nous, ce qu’il y a de plus malaisé en histoire.

Sous l’âme des époques comme sous celle des individus, M. Boissier découvre ce qu’il y a de plus profond, l’âme humaine en général. Il en sait discerner les tendances permanentes à travers les formes diverses qu’elles revêtent au cours des âges. Tandis qu’on le croit tout occupé de ses Romains, une comparaison nous avertit qu’il ne néglige pas de voir en eux des exemplaires de l’éternelle humanité. Il vient de décrire les cruautés de Tibère et de Néron ; elles lui rappellent nos massacres révolutionnaires ; des deux côtés, il aperçoit le même ironique et douloureux contraste entre ces tueries et les habitudes de raffinement luxueux et de douceur philosophique de l’époque où elles ont éclaté : « Que cet orgueil du présent, conclut-il, que cette espérance pour l’avenir, reçurent de cruels démentis ! Que d’événemens terribles et imprévus vinrent, aux deux époques, prouver qu’il ne faut pas trop compter sur l’homme, que souvent la barbarie sommeille sous ces semblans d’élégance, et qu’il suffit de bien peu de chose pour faire remonter à la surface ce fonds de boue et de sang que la civilisation recouvre sans l’anéantir. » Voilà, mise en relief par deux exemples frappans, une des lois les plus cruellement vraies de l’histoire humaine. Combien de fois aussi, en opposant César à Caton, ou saint Cyprien à Tertullien, en nous faisant observer que de tout temps il y a, dans toute doctrine, des courans opposés, que les jansénistes et les jésuites ne datent pas du XVIIe siècle, ni les opportunistes et les intransigeans du XIXe, M. Boissier ne nous remet-il pas en mémoire la persistance indéfectible de certaines manières d’être intellectuelles et morales ! Il ébauche là une classification, pour reprendre encore