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événemens que Laukhard a racontés lui-même dans d’autres ouvrages, — car les journaux et mémoires du temps sont muets sur son compte. De ces événemens, le plus mémorable à la fois et le plus désastreux est le mariage de Laukhard, en septembre 1798, avec la fille d’un soldat : personne « accorte, laborieuse, et spirituelle, » mais trop imprégnée des « préjugés bourgeois » pour pouvoir s’accoutumer au caractère et aux procédés de son compagnon. Bientôt celui-ci se vit forcé de se séparer d’elle ; et bientôt aussi il eut, définitivement, à s’enfuir de Halle, sous les persécutions de ses créanciers, pour aller traîner, pendant plus de vingt ans encore, jusqu’au mois d’avril 1822, une existence douloureuse de pasteur suppléant, de professeur sans élèves, mais surtout d’ivrogne et de va-nu-pieds.


Cet amour de la boisson, que jadis sa bonne tante lui avait transmis, a dû être, — nous le devinons à chaque page, dans ses Souvenirs, — la cause principale de toutes ses misères, l’empêchant de s’élever au-dessus du rang de simple soldat, comme il l’avait obligé à se démettre de ses fonctions de professeur d’université. A son ivrognerie s’est mêlée, de très bonne heure, chez lui, une fâcheuse absence de scrupules moraux qui nous gêne souvent pour lui accorder autant de sympathie que sembleraient lui en mériter son intelligence, son infatigable franchise, et le spectacle navrant de sa destinée : mais je ne crains pas d’affirmer qu’au demeurant, par-dessous tout cela, ce « drôle » a toujours été « le meilleur fils du monde, » prodigue, charitable, toujours prêt à partager l’argent qu’il a réussi à se procurer. Sa « libre pensée » même, pour choquante qu’elle soit, et son « jacobinisme » de sans-culotte reposent sur une confiance très généreuse, sinon très sagace, dans le pouvoir salutaire de la raison et de la liberté. En nous assurant que, « toujours, le premier venu a pu faire de lui ce qui lui plaisait, comme d’un enfant, » Laukhard nous révèle, d’un mot, le fond véritable de sa nature ; et nous ne devons pas oublier non plus, pour l’apprécier justement, que ce perpétuel « enfant » se trouve avoir été, dans ses Souvenirs, l’un des plus amusans et vivans conteurs de toute la littérature de son pays.


T. DE WYZEWA,