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être fier ! On ne saurait trop louer M. Jules Lemaître d’en avoir fait si clairement ressortir la puérilité, et d’avoir si joliment raillé ce qu’il y a d’enfantin dans le drame, non seulement du bon Dumas, mais de Hugo et de Vigny. Il donne, à ce sujet, une formule excellente et qu’il faudra retenir : c’est que la couleur locale de Racine reste surtout intérieure. S’agit-il de Britannicus ? les protagonistes, Agrippine, Néron, personnifient bien ce déséquilibre que l’ivresse de la toute-puissance a pu produire chez les maîtres de l’Empire. S’agit-il de Bajazet ? l’amour de Roxane, charnel et furieux, répond assez bien à l’idée que nous nous faisons de l’amour chez une femme de harem. Racine a eu très nettement la notion de la différence des temps et de l’influence des milieux. Mais il était, plus encore, persuadé que l’âme humaine ne change pas dans son essence : l’art même exige qu’on projette la lumière sur le fond commun des sentimens. — Les romantiques ont augmenté le spectacle, et ç’a été pour eux le moyen de substituer à une émotion d’ordre relevé des exhibitions, ou pénibles ou ridicules ; mais combien y a-t-il dans Phèdre de vers qui suggèrent une attitude, qui évoquent une image ou un tableau ? Pour une fois que Racine s’est amusé à écrire une comédie, il y a, d’instinct, et lui le premier, mis en œuvre les effets de comique qui résultent du jeu des rimes et des acrobaties de la versification. — C’est dire que Racine n’a ignoré aucune des ressources du théâtre, et qu’il a utilisé celles mêmes dont l’emploi lui semblait dangereux, mais dans les limites de l’art et de la vérité, laissant à ceux qui viendraient après lui le soin de les pousser à l’absurde, d’en dégager l’élément malsain et l’âme de folie.

M. Jules Lemaître se place à un point de vue tout différent de celui de Taine. Envisageant les œuvres littéraires comme autant de documens, Taine ne voyait dans la tragédie de Racine qu’un reflet des mœurs du XVIIe siècle. On sait la fameuse phrase : « Si j’avais le plaisir d’être duc et l’honneur d’être millionnaire… » Donc il aurait prié quelques survivans de l’ancienne société de s’habiller comme des courtisans de Louis XIV, et dans un haut salon de panneaux sculptés et de longues glaces un peu verdâtres, il les aurait conviés à causer. « Alors, pour la première fois, je verrais le théâtre de Racine et je penserais enfin l’avoir compris. » M. Jules Lemaître ne le penserait pas. Ce qui fait la grandeur de la tragédie racinienne, c’est qu’elle embrasse d’immenses parties de l’histoire. Là-dessus on relira une très belle page de M. Lemaître. C’est ainsi que, sans appareil d’érudition et sans étalage de controverse, le nouvel historien de